Par-delà la mangrove d’Enampore, au cœur du royaume de « Mof Evi », littéralement « la terre du roi », réside un homme que le destin a placé au carrefour de l’histoire et de la tradition. Il se nomme Charles Bakodia Manga. Depuis plusieurs années, il veille sur l’un des fétiches les plus puissants de cette partie du peuple Bandiale, dans une charge aussi sacrée qu’exigeante.
Né en 1959 à Enampore, un village situé en Basse-Casamance, Charles Bakodia Manga n’avait, dans sa jeunesse, jamais envisagé devenir un jour le dépositaire du fétiche royal de son peuple. Pourtant, c’est bien lui qui, depuis des années, incarne le cœur battant du royaume « Mof Evi » en assurant l’intérim à la tête du « Funir », le fétiche suprême jadis confié au roi Affilédio Manga, disparu depuis plus de 50 ans. « Tout jeune, je ne pouvais imaginer que je serai choisi par ma famille pour diriger ce fétiche royal aussi puissant. Ce n’est pas du tout facile. Mais je suis obligé de prendre mes responsabilités pour gérer ce fétiche dans les règles de l’art », confie-t-il avec calme, le propos timbré de sagesse.
Dans cet univers empreint de mysticisme et de rituels sacrés, Charles Bakodia Manga n’est pas un « roi » au sens classique du terme, mais il est beaucoup plus qu’un simple chef coutumier. Il est le gardien d’un lien ancestral entre les hommes et les esprits. À la manière d’un gouverneur traditionnel, il assume la gestion quotidienne des affaires spirituelles et sociales du royaume, en attendant que les sages et les entités mystiques désignent un nouveau roi. Loin des bancs universitaires, l’homme a suivi une scolarité modeste, qu’il évoque sans gêne. « J’ai été à l’école élémentaire jusqu’en classe de Cm 1. Mais, je parle français. J’ai eu à étudier à l’école élémentaire publique du village de Kameubeul, non loin d’Enampore. Parce qu’à cette époque-là, il n’y avait pas d’école dans mon village », renseigne-t-il.
Un père dévoué, un homme moderne dans l’ombre de la tradition
Cette éducation de base, il l’a renforcée par une connaissance profonde des traditions, une maîtrise intuitive du langage spirituel et un sens aigu de la responsabilité. À ses yeux, l’apprentissage de la vie et la transmission des savoirs oraux valent autant. Son savoir, il le tient de sa lignée, de l’observation attentive des anciens et d’un long compagnonnage avec les forces invisibles du royaume. Charles Bakodia Manga vit reclus, mais respecté. Depuis qu’il a hérité du fétiche royal, sa liberté de mouvement est sévèrement limitée.
« Depuis que j’ai la responsabilité de ce fétiche, j’ai limité mes déplacements. Parce que je ne peux pas m’absenter de ce terroir pendant quarante-huit heures. La tâche n’est pas facile. Cependant, je suis tenu de le faire. Je dois être sur place tout le temps pour attendre les gens qui viennent se confesser auprès du fétiche royal », explique-t-il. Le « Funir » n’est pas un simple objet de culte. Il est l’âme du royaume. On y vient pour chercher justice, vérité, protection ou rédemption et pour des séances de confession. Charles Bakodia Manga en est le canal, le visage visible d’une puissance invisible. Chaque jour, il reçoit, écoute, oriente et exécute les rites prescrits. Malgré le caractère sacré de sa fonction, Charles Bakodia Manga n’en demeure pas moins un homme ancré dans la modernité et dans sa réalité familiale. Père de trois filles, il parle avec fierté de ses enfants. « L’une est incorporée dans l’armée ; ma fille aînée travaille aux Almadies, à Dakar, et la cadette vient de décrocher le Baccalauréat. Elle souhaiterait exercer la profession de sage-femme », déclare-t-il, le regard attendri.
Sa paternité, il l’exerce comme il assume sa fonction traditionnelle : avec discrétion, mais avec fierté et engagement. S’il a sacrifié sa liberté pour rester fidèle au fétiche, il a permis à ses enfants de s’épanouir dans le monde moderne, dans des trajectoires où l’on mêle engagement militaire, carrière professionnelle et vocation médicale. Sous l’habit du chef coutumier, Charles Bakodia Manga laisse parfois apparaître un homme d’humour, un brin espiègle, qui n’a pas renoncé à ses petits plaisirs. Il se dit encore jeune, et n’a pas perdu goût à la vie. Sa passion ? La musique. Et pas n’importe laquelle. Il est un admirateur déclaré de Youssou Ndour, le roi du « Mbalax ». « J’aime bien ce chanteur. Je connais très bien ses chansons. Il chante très bien », dit-il en souriant, lorsqu’un des morceaux du célèbre artiste s’échappe des haut-parleurs de notre véhicule. Un des tubes joués par notre chauffeur Habib Ndoye. Ce moment de légèreté révèle une facette plus intime du gardien du fétiche. Un homme qui, derrière la rigueur des rites, sait encore savourer la beauté d’une voix, la chaleur d’un refrain, la nostalgie d’un air qui parle au cœur.
Un pilier discret du royaume
Dans tout le royaume « Mof Evi», Charles Bakodia Manga est connu et respecté. Son nom rime avec loyauté, patience et rigueur. Il incarne une forme d’autorité à la fois silencieuse et puissante. En l’absence de roi, c’est vers lui que les regards se tournent, que les doléances se formulent, que les espoirs se projettent. Il ne revendique rien, mais porte tout. Il ne gouverne pas, mais il veille. Il ne commande pas, mais il inspire. Par sa constance, son engagement et sa foi en la tradition, Charles Bakodia Manga est devenu bien plus qu’un chef coutumier : il est un symbole vivant de la résilience culturelle joola.
La mission de Charles Bakodia Manga n’est pas éternelle. Il le sait. Un jour, les sages et les esprits désigneront un nouveau roi, et le fétiche suprême changera de mains. Mais en attendant ce jour, il demeure à son poste, inébranlable. Avec une sérénité rare, il résume sa destinée : « Je suis obligé de prendre mes responsabilités ». Et c’est bien là toute la grandeur de l’homme : accomplir sans éclat, porter sans plainte, incarner sans jamais trahir.
Par Gaustin DIATTA, Seydou KA (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)