Elle est devenue l’écho des douleurs étouffées. Âgée de 68 ans, la présidente régionale des « Bajenu Gox » incarne, à Ziguinchor, un plaidoyer sans relâche pour les filles et les femmes victimes de violences. Animatrice de l’émission « Eutou Jigeeni » sur Gms FM, elle milite avec force et courage pour une réforme urgente : la légalisation de l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste au Sénégal. Un combat frontal contre les tabous et les silences destructeurs. Portrait d’une femme debout, dont la voix peut déranger mais peut également sauver.
ZIGUINCHOR – Dans les rues calmes de Ziguinchor, à l’heure où le soleil commence à percer les brumes du matin, un rituel discret se met en place : des radios s’allument, des femmes tendent l’oreille, des familles interrompent un instant leur quotidien. Il est 9 heures. L’heure d’« Eutou Jigeeni ». L’heure de Fatou Cissé. Sur les ondes du Groupe Médias du Sud (Gms), sa voix est reconnaissable entre toutes : grave, posée, vibrante de détermination. Chaque jour, elle prend la parole pour celles à qui on l’a toujours refusée : les filles violées et contraintes au silence, les femmes battues, les adolescentes enceintes rejetées par leur propre famille. Fatou Cissé, c’est le micro d’un engagement. Une voix qui perce les tabous. À 68 ans, elle s’est imposée comme l’un des plus fervents boucliers contre les violences faites aux filles. Elle est présidente régionale des Bajenu Gox, ces femmes sentinelles enracinées dans les communautés, dont le rôle social dépasse de loin les simples conseils. Mais « Bajenu », comme l’appellent affectueusement les Ziguinchorois, a réussi à hisser ce rôle à une autre dimension : celle de l’activisme. Car derrière le titre, il y a un feu sacré. Celui d’une femme que rien n’arrête.
« Nous ne pouvons plus nous taire face aux tragédies qui se répètent sous nos yeux », lance-t-elle dans un entretien avec Le Soleil. Elle persiste dans son propos : « Une fille violée n’a pas choisi. Une adolescente de 14 ou 15 ans qui tombe enceinte après un inceste n’a pas mérité cela. Et pourtant, notre système légal l’oblige à garder l’enfant, à porter ce poids toute sa vie, à souffrir encore et encore. C’est inhumain. C’est une double peine. Il faut que cela change », martèle « Bajenu » Fatou Cissé.
Et ce qu’elle défend aujourd’hui plus que tout, c’est ce droit encore tabou au Sénégal : l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste. Pour la présidente régionale des « Bajenu Gox » et membre du Comité régional de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, l’article 14 alinéa 2-c du Protocole de Maputo, ratifié par l’État, doit être appliqué au Sénégal. À ses yeux, cela permettra d’aider les victimes à ne pas plonger dans un épisode plus douloureux. Cette disposition autorise l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste.
Sur ce point précis, elle ne mâche pas ses mots : « Je milite pour qu’on entende les filles, qu’on arrête de les sacrifier au nom de traditions qui ne protègent que les coupables. Avorter dans ces cas-là, ce n’est pas un crime, c’est un acte de survie. Ce que je réclame, c’est un encadrement médical, humain, digne », s’insurge l’habitante du quartier Colobane.
Poursuivant, elle soutient qu’aucune jeune fille ne doit être contrainte de porter le fardeau d’un « acte barbare commis par un de ses proches. Aucune fille ne peut accepter de mettre au monde son propre frère ».
« Oser affronter l’horreur… »
La question de l’avortement médicalisé est un sujet explosif dans un pays où elle reste politiquement et socialement sensible. Un combat que peu osent porter à haute voix, mais que Fatou Cissé assume avec une rare clarté. Pour elle, il ne s’agit pas d’idéologie. Il s’agit de dignité. « La plupart des viols qu’on nous répertorie se passent dans la famille. Chaque année, on peut comptabiliser quatre à cinq cas d’inceste dans la région de Ziguinchor. Récemment, j’ai rencontré une fille qui a été enceintée par son propre père. C’est un cas très délicat », se désole l’animatrice de l’émission « Eutou Jigeeni » sur Gms Fm. Avant d’ajouter :
« Au départ, elle ne voulait pas dénoncer son papa. Au fil du temps, elle l’a fait. Aussitôt après, elle a été rejetée par sa famille et expulsée de chez elle. Nous l’avons récupérée. Elle a finalement accouché d’un garçon. Malheureusement, elle hait son propre fils, qui est aussi le fils de son père. Il est âgé de deux ans. Je puis vous assurer que c’est très difficile pour cette petite fille qui n’a même pas 17 ans », relate, avec désolation, Fatou Cissé.
L’engagement de la « Bajenu Gox » régionale ne s’arrête pas au studio de radio. Elle se rend dans les écoles, les quartiers, les villages. Elle organise des causeries, accompagne les familles, interpelle les autorités. Et surtout, elle intervient chaque fois qu’une fille est en danger. Dans une société où beaucoup préfèrent détourner le regard, elle regarde l’horreur en face. « Tant que les filles seront violées et condamnées à garder le silence, je parlerai. Tant que la loi fermera les yeux sur les réalités du terrain, je parlerai. Tant que des fillettes porteront des grossesses qu’elles n’ont pas désirées, je parlerai », clarifie la militante du Comité régional de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants depuis 1990.
Dans un pays où les violences sexuelles restent encore largement étouffées par le poids des traditions et des silences complices, Fatou Cissé ose tout dire. Au-delà de son fort plaidoyer pour l’autorisation de l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste, elle dénonce l’article 196 du Code de la famille, qui évoque le refus de paternité. Quand elle parle de ce fléau courant dans la région, sa voix tremble d’indignation : « Comment un homme peut-il violer une fille et ensuite contester sa paternité en s’appuyant sur des textes rétrogrades ? », demande-t-elle, en dénonçant cette disposition légale selon laquelle « l’établissement de la filiation paternelle est interdite à tout enfant qui n’est pas présumé issu du mariage ».
Plus qu’une simple « Bajenu Gox »
Avec sa voix rauque, forte, engagée et bouleversante, « Bajenu » envoûte pratiquement tout le monde à travers ses plaidoyers. Pour le journaliste Ansoumana Dasylva, qui l’observe quotidiennement, Fatou est bien plus qu’une militante : c’est une colonne vertébrale de la cause féminine en Casamance. « Elle est la protectrice de toutes ces filles victimes de violences de tout genre. Quand une fille tombe enceinte, elle ne se cache pas. Elle va chercher la vérité et fait tout pour que la loi soit appliquée. “Bajenu” est infatigable », salue le jeune coordonnateur de la Convention des jeunes reporters (Cjrs) de la zone Sud.
Son émission « Eutou Jigeeni », littéralement « le cercle des femmes », est devenue un espace de parole inestimable. Fatou y parle sans détour d’excision, de mariage précoce, de harcèlement scolaire, de justice de genre. « Quand une fille m’appelle pour dire qu’elle ne veut pas garder une grossesse issue d’un viol, je ne peux pas détourner les yeux. Ce n’est pas de la provocation. C’est un cri d’alerte. Et je le relaie, chaque jour, pour que le Sénégal entende enfin ce que ses filles vivent dans l’ombre », affirme-t-elle avec autorité.
Et si elle dérange, elle ne s’en excuse pas. Car Fatou Cissé a choisi le camp de la vérité, pas celui du confort. Fatou Cissé, c’est ce genre de femmes qu’on n’oublie pas. Parce qu’elles osent. Parce qu’elles éveillent. Parce qu’elles bâtissent, à force de courage, un monde un peu plus juste, à commencer par le leur.
Par Gaustin DIATTA (Correspondant)