En ce 5 juin, Journée mondiale de l’environnement, le Sénégal célèbre difficilement ses engagements face au fléau du plastique. Mais une figure se dresse, infatigable, depuis plus de deux décennies : Modou Fall, surnommé l’homme plastique. Par son accoutrement, sa pédagogie populaire et son courage, il incarne le combat citoyen contre l’invasion silencieuse du plastique. Portrait d’un militant écologiste hors du commun, devenu un symbole national, et peut-être continental.
Dans les rues sablonneuses de Médina Gounass, à Guédiawaye, un homme se distingue par son accoutrement insolite. Vêtu d’un costume fabriqué à partir de sachets plastiques usagés, il marche, interpelle, éduque. Modou Fall, alias l’homme plastique, n’est pas un illuminé. Il est devenu, à force de convictions, le symbole national de la lutte contre la pollution plastique. Depuis plus de vingt ans, cet ancien militaire reconverti en activiste écologiste a fait du déchet son drapeau et de la pédagogie son combat. «J’ai commencé à m’intéresser à la protection de l’environnement en 2006, après avoir effectué mon service militaire », fait savoir cet activiste environnementaliste. Ces missions de sécurisation et de lutte contre la coupe et le trafic illicite de bois dans la zone sud-est du pays, ont ravivé cette flamme protectrice de l’environnement.
Natif de Dakar, Modou Fall découvre l’urgence environnementale durant son service militaire, dans les zones arides du sud-est du Sénégal. Stationné entre Tambacounda, Bakel et Kidira, il est témoin de la canicule extrême qui terrasse même les oiseaux. « Je pouvais rester des semaines sans voir un oiseau voler dans le ciel… certains à peine l’envol pris, s’écroulaient par terre », raconte l’homme au costume plastique. Là-bas, il observe la déforestation massive et les trafics de bois à la frontière malienne. Son éveil écologique est brutal, mais déterminant.
De retour à Dakar, il devient marchand ambulant puis grossiste. C’est à ce moment qu’un échange avec un client étranger bouleverse sa trajectoire. « Beaucoup me disaient que notre pays était agréable, mais trop sale », relate Modou Fall.
La remarque l’irrite, le hante. Touché dans sa dignité nationale, il abandonne un emploi stable pour fonder Sénégal Propre, une organisation vouée à l’assainissement et à la sensibilisation. « J’ai démissionné. Certains me prenaient pour un fou», relève-t-il. Au départ, Modou Fall nettoie les dépotoirs, repeint les espaces, aménage des coins verts. Puis il réalise que les déchets reviennent sans cesse. Une matière domine tous les détritus : le plastique. Dès lors, il focalise son action sur cet ennemi récurrent. Pour choquer les consciences, il se couvre de sacs en plastique, donnant naissance à son personnage : l’homme plastique.
L’alerte sur la santé publique et les écosystèmes
« Cette façon de sensibiliser à travers mon habillement a été la dernière étape de mon plan d’action », renseigne ce grand défenseur de l’environnement. Dans cet espace situé en plein cœur de Médina Gounass, il redonne vie aux pneus usés en créant des fauteuils, des balançoires et des sièges. Une action qui façonne au-delà de son engagement. Tous les pneus usés de la localité sont acheminés par les enfants qui reçoivent en retour quelques pièces ou des fruits issus de son jardin aménagé à côté de la rivière, autrefois transformée en dépotoir par les populations.
Modou Fall ne circonscrit pas son action à son quartier, Il sillonne marchés, écoles, foires. Moqué au début, il devient un phénomène, une voix que même les plus sceptiques commencent à écouter.
Malgré les résultats visibles, l’État n’a jamais vraiment soutenu Modou Fall. Après une brève période d’appui sous le président Wade, il est laissé à lui-même sous le régime de Macky Sall. « Même une pelle à 1500 francs, je ne l’ai jamais reçue de l’État », précise-t-il avec un air de dégoût.
Néanmoins, Il reçoit en 2015 une médaille de chevalier de l’ordre du mérite, mais aucun appui structurel. Le paradoxe est cruel : son œuvre est saluée, mais son action marginalisée. Pour Modou Fall, la question du plastique dépasse la simple saleté ; elle touche à la santé, à l’économie, à la souveraineté. Le plastique détruit les récoltes, asphyxie les sols, provoque des cancers, fait fuir les poissons. « Le plastique a affecté des secteurs clés comme la pêche, l’agriculture, l’élevage… et on n’a pas de savoir-faire pour le recycler », laisse-t-il entendre.
Il alerte aussi sur l’explosion des industries clandestines de sachets d’eau, qui opèrent dans des conditions insalubres. « Je ne conseille à personne d’en boire. Tout ce qui est destiné au ventre et emballé dans du plastique est dangereux », alerte l’homme plastique.
Malgré les lois votées en 2015 et 2020, l’absence de décret d’application rend la lutte inefficace. Les lobbyistes, les pots-de-vin et la corruption freinent toute avancée. « Il n’y a jamais eu de décret d’application. On fait voter des lois pour les médias, mais rien ne bouge », souligne-t-il.
Il accuse les autorités de passivité, voire de complicité. Et rappelle que les industries plastiques devraient être obligées de récupérer leurs déchets. « Il faut que l’État assujettisse les industriels à remplir leurs obligations », une manière pour lui de plaider pour la récupération du plastique émis par les industries, notamment celles des brasseries et de l’eau.
Une expertise forgée dans l’action
Avec un niveau scolaire limité au CM2, Modou Fall est pourtant devenu une référence sur la question environnementale au Sénégal et en Afrique de l’Ouest. Sa connaissance est empirique, son engagement total. « J’ai voyagé, participé à des panels, et je peux vous dire que je peux débattre avec n’importe quel ministre », argumente-t-il avec assurance.
Il prône une pédagogie populaire, proche du vécu des citoyens. Son discours est accessible, efficace, mobilisateur. « Les intellectuels parlent de CO2, de gaz à effet de serre… moi je parle du gobelet qui empoisonne ton café », ironise-t-il. Une manière de toucher le quotidien de ces millions de sénégalais, qui consomment le café Touba qui, chaud, peut générer des microplastiques, que les citoyens boivent inconsciemment.
Pour Modou Fall, le salut passera par la souveraineté alimentaire et industrielle. Il dénonce une société qui importe ses produits de l’étranger et qui se fait filer des déchets. Ainsi, il appelle les autorités à faire confiance aux acteurs sénégalais pour l’éradication du plastique.
Il mise sur l’éducation des jeunes générations, multiplie les tournées dans les écoles et les universités, et transmet un message simple : le plastique tue, recyclez, réutilisez, ou renoncez.
Aujourd’hui encore, malgré les blessures, le manque de reconnaissance, l’abandon politique, Modou Fall continue. Il rêve de voir une jeunesse engagée, un État exemplaire, un Sénégal sans plastique. Il veut que la loi soit appliquée. Que l’écologie devienne un levier de souveraineté. Il est prêt à collaborer, à condition que ce soit sur des bases claires.
À l’heure où le monde fête chaque 5 juin la Journée mondiale de l’environnement, Modou Fall incarne le symbole de décennies de lutte contre le péril plastique. L’homme plastique, lui, n’a pas attendu d’avoir un bureau climatisé pour faire son travail. Son costume de sachets, son jardin potager, ses pneus recyclés, ses colères, sa patience : tout cela est devenu patrimoine commun, un legs vivant, l’ultime cri d’un homme debout.
Par Daouda Diouf