Docteur en Relations internationales de l’Université des Civilisations d’Istanbul, Alioune Aboutalib Lô a travaillé pour sa thèse sur le sujet « Soft Power et Diplomatie économique dans la politique étrangère turque : cas des relations turco-sénégalaises sous l’ère de l’Akp (Parti de la Justice et du Développement). Il revient dans cet entretien sur la place et le poids de l’Afrique dans la politique extérieure de la Turquie.
L’Afrique occupe une place importante dans la politique extérieure turque depuis plus de deux décennies. Qu’est ce qui sous-tend cette approche ?
Sous le règne du Président Erdogan depuis le début des années 2000, la Turquie a fortement renforcé ses relations avec les pays africains. Ankara s’était déjà ouverte à cette perspective dès 1998 avec le Plan d’ouverture à l’Afrique de l’ancien ministre des Affaires Étrangères Ismaïl Cem. Mais cette stratégie s’est concrétisée avec l’arrivée au pouvoir de l’Akp (Parti du développement et de la Justice). La Turquie sous Erdogan s’est d’abord montrée plus ouverte, plus ambitieuse et plus proactive de façon générale dans sa politique étrangère ces dernières décennies. C’est dans ce cadre qu’il faut inscrire son offensive diplomatique en Afrique. Sur le continent, elle trouve non seulement un marché en croissance pour ses entreprises qui ont connu dernièrement un succès remarquable dans les domaines des infrastructures ou de la Défense, mais aussi, des partenaires diplomatiques. Le nombre d’ambassades turques en Afrique est passé de 12 en 2003 à 44 en 2023 et Ankara accueille désormais 37 ambassades de pays africains. La Turquie a été hissée au rang de partenaire stratégique de l’Union Africaine depuis 2008. Les échanges commerciaux turco-africains ont atteint 35 milliards de dollars (plus de 21.210 milliards de FCfa) depuis 2022 et la diplomatie économique entre les deux entités ne cesse de se renforcer à travers plusieurs forums, sommets et visites économiques. Alors que les négociations pour une entrée dans l’Union européenne sont au point mort, on peut dire que la Turquie a su trouver en Asie et en Afrique le partenariat dynamique et multidimensionnel qu’elle espérait de l’Europe. Mais loin d’être une alternative à l’Europe comme peuvent le penser certains analystes, l’offensive turque en Afrique découle d’une stratégie d’expansion des relations diplomatiques et économiques d’Ankara dès les premières années de l’Akp au pouvoir, et surtout de la vision d’Ahmet Davutoglu, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier Ministre turc, perçu comme le théoricien de cette nouvelle politique étrangère turque.
A côté d’une politique de soft power avec la culture et l’éducation, la Turquie est aussi présente militairement en Afrique, surtout avec son complexe militaro-industriel. Comment expliquer ces choix ?
L’industrie de défense de la Turquie est en forte croissance. Le pays a toujours voulu diminuer sa dépendance vis-à-vis des pays étrangers pour les questions sécuritaires. Ce qui explique davantage d’investissements et d’accompagnement de la recherche dans ce secteur. Mais avec l’éclosion de ses entreprises turques comme Baykar, conjuguée aux menaces sécuritaires qui pèsent sur plusieurs pays africains, notamment au Sahel, la Turquie a un peu changé de stratégie. Elle est passée d’une stratégie basée sur le soft power pour glisser vers du smart power avec l’inclusion de l’aspect militaire dans la coopération turco-africaine de façon légitime. L’objectif est d’aider les pays africains à faire face aux menaces sécuritaires en les dotant de moyens militaires économiquement à leur portée et facile d’utilisation, mais en mettant sur orbite aussi les entreprises turques dans la coopération. Dans cette perspective, les drones Bayraktar TB2, dont plusieurs pays africains se sont dotés (le Mali, le Niger et le Burkina Faso, entre autres), ont particulièrement requis l’attention ces dernières années.
Le regain d’attention de la Turquie sur l’Afrique a coïncidé avec Erdogan. Pensez-vous que cette attention sur l’Afrique va continuer après son départ au pouvoir ?
Difficile de se projeter dans le futur dans la politique turque actuellement, avec le lot d’incertitudes qu’offrirait la fin de l’ère Erdogan. Tout dépendrait de celui qui prendrait le relai parce que la politique turque est très ancrée dans les idéologies qui déterminent son positionnement dans la géopolitique mondiale. Si l’Akp arrive à se maintenir au pouvoir, la relation turco-africaine continuera vraisemblablement à prospérer. Si des partis plus tournés vers l’Europe, pro-occidentaux ou plus ancrés dans le nationalisme turc prennent le pouvoir, certains secteurs de la coopération comme l’aide humanitaire ou au développement turque en Afrique pourraient être revus. Cependant, de façon générale, il me semble que l’Afrique restera un partenaire stratégique et économique dont toutes les puissances, surtout émergentes, auront toujours besoin.
Propos recueillis par Oumar NDIAYE