Au cœur d’une guerre qui déstabilise bien au-delà de ses frontières, le Soudan est devenu un foyer d’instabilité où se croisent médiations concurrentes, rivalités régionales et intérêts internationaux. Dans cette analyse, Abdou Latif Aïdara décrypte les limites des mécanismes de sortie de crise, l’impuissance relative des organisations africaines et onusiennes, ainsi que les risques d’embrasement sahélien alimentés par les trafics et la circulation des armes.
Dans la seconde partie de son analyse, Abdou Latif Aïdara, directeur du Centre d’intelligence stratégique (Cis-Paix) et expert en paix, sécurité et conflit, décrypte les dynamiques régionales et internationales qui entravent les mécanismes de sortie de crise au Soudan. Il revient sur l’impact de la guerre sur la Corne de l’Afrique, l’efficacité limitée des organisations africaines et internationales, ainsi que les risques d’extension du conflit vers le Sahel. Selon lui, « le conflit soudanais est devenu un épicentre d’instabilité qui reconfigure les équilibres sécuritaires de toute la région ».
Pour Abdou Latif Aïdara, l’impact de la guerre soudanaise se ressent d’abord dans l’ensemble de la Corne de l’Afrique. Il souligne que la multiplication des puissances extérieures soutenant des factions rivales complique profondément la tâche des médiateurs et nourrit les rivalités régionales, notamment entre l’Égypte et l’Éthiopie autour du contrôle des eaux du Nil. Selon lui, plus de 4,8 millions de personnes ont désormais besoin d’aide humanitaire d’urgence dans les pays voisins tels que l’Égypte, la Libye, le Soudan du Sud, le Tchad, l’Éthiopie ou l’Ouganda. Cette pression démographique déstabilise des États déjà fragiles, accentue les tensions intercommunautaires et pèse sur des ressources limitées. Il insiste sur le fait que « la guerre soudanaise n’est plus confinée à ses frontières : elle diffuse son instabilité dans toute la région ».
Réagissant sur le rôle des organisations continentales et internationales, Abdou Latif Aïdara dresse un constat nuancé. Il revient sur les efforts de l’Onu, qui alerte régulièrement sur l’ethnicisation croissante du conflit, en particulier au Darfour, et sur les risques d’atrocités de masse. Il rappelle que l’envoyé personnel du secrétaire général travaille à maintenir un dialogue avec les autorités de Port-Soudan et les forces de soutien rapide pour tenter de protéger les civils, dans un contexte où le Conseil de sécurité appelle régulièrement à un cessez-le-feu et à un accès humanitaire complet. Cependant, note-t-il, « le niveau de violence, la fragmentation des acteurs armés et l’indifférence internationale réduisent considérablement l’impact de ces initiatives ».
Concernant les organisations africaines, Aïdara souligne que l’Union africaine tente de promouvoir une approche panafricaine fondée sur l’idée que « les solutions africaines doivent répondre aux problèmes africains ». La feuille de route, en six piliers, élaborée par son Conseil de paix et de Sécurité, vise à faire cesser les hostilités, à améliorer l’assistance humanitaire et à relancer un processus politique inclusif. Il rappelle également que l’UA a mis en place un Groupe de Haut Niveau chargé de mobiliser les acteurs régionaux et internationaux. Mais la multiplicité des médiations, notamment celles menées parallèlement par les États-Unis et l’Arabie Saoudite dans le cadre du processus de Djeddah, crée un paysage diplomatique fragmenté. Pour l’expert, l’un des principaux obstacles reste « l’absence de coordination entre les initiatives, chacune avançant selon sa propre dynamique ».
S’agissant de l’Igad (Autorité inter-gouvernementale pour le développement de 8 pays d’Afrique de l’Est), organisation régionale dont le Soudan est membre, Abdou Latif Aïdara reconnaît qu’elle s’est mobilisée très tôt pour tenter de réunir les belligérants autour d’une table. Avec le soutien de l’Union africaine, l’Igad a organisé plusieurs réunions consultatives et retraites de planification destinées à renforcer la cohérence des efforts de médiation et à préparer un dialogue national inclusif. Toutefois, ces démarches ont été entravées par des tensions entre les acteurs de la région et par la perception, à tort ou à raison, de partialité à l’égard de certaines parties. L’armée soudanaise a ainsi accusé certains dirigeants de l’Igad d’être favorables aux Forces de soutien rapide, entraînant un boycott de plusieurs rencontres. Pour Aïdara, cette situation illustre « la grande difficulté de conduire une médiation régionale lorsque les États voisins sont eux-mêmes traversés par leurs propres intérêts stratégiques ».
Les efforts d’autres acteurs, comme l’Union européenne ou la Conférence de Paris d’avril 2024, portent principalement sur la mobilisation de financements humanitaires et la relance d’un plaidoyer international pour la cessation des hostilités. La Cour pénale internationale, quant à elle, continue ses enquêtes sur les crimes commis dans la région, exerçant une pression morale et juridique sur les commandants impliqués, même si cela ne se traduit pas encore par un effet dissuasif concret. Malgré toutes ces initiatives, l’aide humanitaire n’atteint pas la majorité des populations en détresse en raison des combats, du blocage de corridors humanitaires et du manque de financements.
Pour Abdou Latif Aïdara, les obstacles à une véritable sortie de crise demeurent immenses. Il estime que le leadership régional est fragmenté, que plusieurs États voisins sont absorbés par leurs propres tensions internes et que les multiples médiations souffrent d’un manque criant de coordination. Il ajoute que l’absence de moyens coercitifs pour faire respecter les cessez-le-feu, combinée aux intérêts divergents des États de la région et au rejet de certains médiateurs par les belligérants, rend la situation particulièrement complexe. « La paix au Soudan se heurte à un enchevêtrement d’agendas qui dépassent largement les acteurs soudanais eux-mêmes », résume-t-il.
L’expert tire enfin la sonnette d’alarme sur le risque d’un débordement de la crise vers le Sahel. Il explique que les flux informels d’armes circulent déjà entre le Soudan et plusieurs groupes rebelles sahéliens, alimentés par des stocks à bas prix issus du conflit soudanais. Il rappelle que depuis plus d’une décennie, une partie importante du financement du terrorisme au Sahel transite par l’Ouest et le Nord-Ouest du Soudan, alimentée par l’argent du commerce de l’or, des armes et des êtres humains. La porosité des frontières favorise également la circulation de combattants, comme l’a démontré l’implication du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique dans le conflit dès août 2023. Selon lui, « le Soudan, par sa position au croisement du Sahel, de la Corne de l’Afrique et de la mer Rouge, constitue désormais un hub stratégique pour les trafics illicites qui peuvent irriguer toute la bande sahélo-saharienne ».
Daouda DIOUF

