Longtemps réservée à une élite religieuse, notamment aux familles tijanes, la Ziarra de Fès connaît aujourd’hui un succès croissant auprès de fidèles de toutes obédiences. Ce pèlerinage spirituel attire de plus en plus de Sénégalais, séduits par la quête de bénédictions auprès du tombeau de Cheikh Ahmad al-Tijânî, fondateur de la Tijaniyya au XVIIIe siècle.
Nombreux sont ceux qui, faute de moyens pour se rendre à La Mecque, choisissent Fès comme alternative spirituelle. C’est le cas de M. Fall, disciple tijane, qui prévoit de s’y rendre avec son épouse. D’autres, comme Abass Diagne, déjà pèlerin à La Mecque, racontent des expériences spirituelles marquantes à Fès, renforçant leur foi et leur paix intérieure.
Léna Lô, ancienne cadre à la Présidence sénégalaise, y a trouvé un véritable enrichissement spirituel depuis sa première visite dans les années 1990, délaissant désormais ses vacances en Europe ou aux États-Unis au profit du Maroc, particulièrement lors du Maouloud.
L’essor de la Ziarra à Fès s’explique aussi par l’attractivité grandissante du tourisme religieux. Jadis perçue comme une tradition réservée aux érudits de Tivaouane, Kaolack ou Médina Baye, cette visite s’est démocratisée à partir des années 1980, selon Ousseynou Dia, gérant d’une agence spécialisée. Le véritable boom date de 2012, avec l’augmentation des vols directs entre le Sénégal et le Maroc grâce à Royal Air Maroc. Air Sénégal, en développant ses liaisons, pourrait encore amplifier ce flux.
Mamadou Moustapha Seck, directeur de Chams Travel Tours, observe un intérêt renforcé pour ces séjours organisés, souvent d’une semaine, avec des pics lors du Maouloud, du Gamou waat, de la nuit du Leylatoul Qadr ou de la Leylatoul Khatmya. Binta Danfa, de l’agence Aya Travel and Tours, note aussi que certains fidèles se déplacent uniquement pour la khadratoul jummah à la Zawiya de Fès.
Au-delà de l’aspect spirituel, Johara Berriane, dans son ouvrage Ahmad al-Tijânî de Fès, souligne que la Ziarra s’inscrit pleinement dans la pensée soufie. Se rendre sur le tombeau d’Ahmad al-Tijânî permet aux disciples d’accéder à un flux spirituel unique.
Historiquement, cette pratique remonte à l’époque coloniale, dès 1922, et s’est progressivement institutionnalisée après la Seconde Guerre mondiale. Le Roi Mohammed V avait même offert une maison à Fès, Dar Kettani, pour accueillir les pèlerins sénégalais, témoignant ainsi de l’ancienneté de ces liens. Aujourd’hui, Fès s’affirme comme un joyau du tourisme religieux marocain, renforcé par les efforts croissants des voyagistes pour structurer cette activité.
Toutefois, certains acteurs regrettent que les préceptes de la Ziarra soient parfois méconnus, comme l’importance de commencer par Rabat avant de se rendre à Fès.
Une diplomatie religieuse séculaire entre le Sénégal et le Maroc
Dr Mouhamed El Moctar Dièye, chef du département de recherches de l’Institut islamique de Dakar, replace cette relation spirituelle dans une perspective historique profonde. Selon lui, les premiers liens entre le Sénégal et le Maroc remontent aux Almoravides, qui, dès le XIe siècle, ont propagé l’islam en Afrique de l’Ouest. Ces échanges se sont renforcés avec des figures comme El Hadj Oumar Tall, El Hadj Malick Sy ou Cheikh Ibrahim Niass. La Tijaniyya constitue aujourd’hui le socle principal de cette diplomatie religieuse.
La formation de nombreux érudits sénégalais à l’Université Al Quaraouiyine de Fès, la plus ancienne université du monde, symbolise également l’influence marocaine. Le Maroc joue un rôle clé dans la diffusion de la langue arabe et de la civilisation islamique au Sénégal.
Sur le plan scientifique, les échanges se poursuivent avec la participation régulière de savants sénégalais aux Dourous Hassaniya, les conférences religieuses organisées par le Roi du Maroc pendant le Ramadan. Dr Dièye cite notamment l’intervention remarquée du professeur Barham Diop devant les oulémas marocains.
Cette coopération s’est aussi matérialisée par des projets emblématiques : la construction de la Grande Mosquée de Dakar en 1964, la création de la Fondation Mohammed VI des Oulémas africains, dotée de représentations au Sénégal, et plus récemment la fondation en 2024 de l’Union africaine des académiciens arabes et arabophones, qui a tenu une grande conférence à l’Institut islamique de Dakar.
Ces différentes initiatives confirment, selon Dr Dièye, l’existence d’une relation spirituelle, religieuse et académique exceptionnelle entre le Sénégal et le Maroc. La Ziarra de Fès, au-delà de son aspect dévotionnel, en est aujourd’hui l’un des symboles les plus éloquents.
Fatou SY