Journaliste à StreetPress, un média en ligne reconnu pour ses enquêtes et son ancrage dans les cultures urbaines, Christophe-Cecil Garnier est spécialiste des mouvements d’extrême droite en France. Dans cet entretien, il analyse la montée du nationalisme dans le pays.
Quelles sont les principales causes sociales, économiques et culturelles de la montée du nationalisme en Europe ?
Elles sont nombreuses. Il y a d’abord des crises politiques et démocratiques. Personnellement, je me concentre sur la France, donc je ne peux parler que de ce pays. On observe une crise politique qui s’amplifie depuis plusieurs années. On peut citer, par exemple, la dissolution de l’Assemblée nationale ou encore l’élection présidentielle de 2022. En Angleterre, on peut également mentionner le Brexit, qui reflète une crise démocratique et un rejet des institutions européennes. Il y a aussi une crise de l’accueil des migrants, qui n’est pas une crise migratoire en tant que telle. En réalité, l’Europe ne veut plus accueillir de nouveaux arrivants, et cette tendance dure depuis plus de dix ans.
La guerre civile en Syrie, par exemple, a poussé de nombreux réfugiés à chercher asile en Europe, mais l’accueil a été très inégal. L’Allemagne en a accueilli bien plus que la France, ce qui a généré des tensions. En parallèle, une crise économique persiste. Depuis la crise financière de 2008, de nombreux citoyens ont vu leur pouvoir d’achat diminuer, même si les statistiques montrent des évolutions plus nuancées. En France, la crise des Gilets jaunes en 2018 a illustré ce malaise économique et social, avec des revendications centrées sur la baisse du pouvoir d’achat et la précarité des conditions de vie. Enfin, on assiste à un renouveau de l’extrême droite depuis une vingtaine d’années, caractérisé par un discours identitaire très marqué et une utilisation efficace des réseaux sociaux pour diffuser ces idées. Cette dynamique alimente la montée des nationalismes en Europe.
Le nationalisme contemporain se distingue-t-il des nationalismes historiques en Europe ?
Je peux surtout parler de la France. Il est évident que le nationalisme d’aujourd’hui est différent de celui des années 1930, qui a conduit aux conflits mondiaux. Cependant, on observe une résurgence du racisme et de certains projets politiques similaires à ceux du passé. Le XXe siècle a vu la mise en place de services publics en Europe, notamment en France. Aujourd’hui, on assiste à leur démantèlement progressif, dans une logique libérale qui s’est accélérée depuis les années 1980. Ce phénomène atteint aujourd’hui son paroxysme, comme on peut le voir avec des figures politiques telles que Donald Trump aux États-Unis ou Javier Milei en Argentine. Les réseaux sociaux jouent également un rôle clé. Ils permettent de rapprocher les individus, mais aussi d’exacerber les divisions. Le nationalisme actuel est donc influencé par ces nouveaux outils de communication, qui accélèrent la diffusion de certaines idées. Si les contextes diffèrent d’un siècle à l’autre, certains éléments restent comparables. En France, par exemple, le concept de « préférence nationale » et la désignation de l’islam comme ennemi rappellent les discours antisémites de l’entre-deux-guerres. Cependant, toute comparaison a ses limites.
Quel rôle jouent l’islam et l’immigration dans la montée des extrêmes ?
Il s’agit d’une crise de l’accueil. La série d’attentats terroristes des années 2010, notamment celui du Bataclan en 2015, a renforcé une idéologie identitaire en France. L’extrême droite exploite l’idée d’un « choc des civilisations », opposant une « civilisation chrétienne » à l’islam, perçu comme une menace. Ces attentats ont servi de prétexte pour désigner l’islam et, par extension, les personnes perçues comme étrangères (notamment d’origine maghrébine ou africaine) comme des ennemis. Cette instrumentalisation alimente la montée de l’extrême droite et des idées nationalistes.
Selon vous, la montée du nationalisme constitue-t-elle une réaction contre la mondialisation et l’interdépendance des nations ?
Non, pas vraiment. Contrairement à une idée répandue, les mouvements nationalistes s’intègrent parfaitement dans le monde moderne. Certains groupes d’extrême droite critiquent certains aspects de la mondialisation, mais ils s’adaptent à la modernité. Par exemple, en France, le Rassemblement National a voté en faveur de l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution, alors que de nombreux membres du parti y sont opposés pour des raisons conservatrices. Il s’agit d’une stratégie politique. De plus, les leaders nationalistes comme Jordan Bardella utilisent largement les réseaux sociaux et les nouvelles technologies pour diffuser leurs idées. Le nationalisme actuel n’est donc pas une réaction contre la modernisation, mais plutôt un phénomène qui évolue avec elle.
Témoin de deux décennies d’ascension de l’extrême droite
À mon arrivée en France, on parlait du passage du franc français à l’euro, mais surtout des craintes liées au bug de l’an 2000. Pourtant, un autre bug, cette fois politique, allait secouer le pays : la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Comme une déflagration, cet événement a ébranlé les fondations d’une France qui se pensait protégée, à l’image d’une autruche en danger, des remous de l’extrémisme depuis Pétain. Au soir du 21 avril 2002, la France s’est couchée avec une possibilité, même infime pour les plus lucides, de voir l’extrême droite accéder au pouvoir. Rance et raciste, cette mouvance, incarnée par Jean-Marie Le Pen, symbolisait l’outrance, la démesure et l’abjection dans le champ politique.
Les quinze jours qui ont suivi ont été marqués par des manifestations partout en France. Dans les collèges, lycées, universités, sur les lieux de travail, aux côtés des syndicats et des corps intermédiaires, on criait sa colère contre le Front national et l’extrême droite. Le 22 avril 2002, deux journaux ont, comme en écho à ce soulèvement venu des entrailles de la société française, choisi le même titre : « NON ». Libération et L’Humanité partageaient ainsi un rejet unanime, ce dernier ajoutant en une : « La France ne mérite pas ça ».
Que penseraient les concepteurs de cette couverture s’ils s’étaient endormis ce jour-là pour ne se réveiller qu’en 2025 ?
L’année où ces idées, hier marginales, se sont imposées au cœur du jeu politique français, où l’héritière de Jean-Marie Le Pen est devenue l’arbitre des équilibres nationaux. Depuis le 21 avril 2002, la société française a changé. Son regard sur l’extrême droite aussi. Les responsables politiques, tous bords confondus, ont pris conscience qu’une part croissante de la population — près de 20 % à l’époque — se montrait réceptive à des idées autrefois honnies. Nicolas Sarkozy a été le premier à exploiter cette brèche électoralement juteuse pour assurer son accession à l’Élysée en 2007. Pourtant, celui qui se voulait le premier adversaire de Jean-Marie Le Pen et de ses idées nauséabondes n’a pas tardé à s’en inspirer. Mais le leurre n’a duré qu’un temps. Marine Le Pen, fille de l’emblématique figure de l’extrême droite française, disparu le 7 janvier dernier, a pris la tête du Front national en janvier 2011. Dès lors, elle a engagé une stratégie de dédiabolisation visant à faire du FN un parti comme les autres.
Fini l’excentricité et les alliances douteuses, même si elle sera surprise en train de danser une valse à Vienne avec des pangermanistes. Ces faux-pas ne l’empêcheront pas de poursuivre sa marche vers le pouvoir : changement de nom, le 1ᵉʳ juin 2018, le Front national devient le Rassemblement national, effaçant l’ombre paternelle pour offrir un visage plus avenant. Ce relooking politique était aussi une manière de tourner la page du débat calamiteux de l’entre-deux-tours en 2017 face à Emmanuel Macron, où ses lacunes avaient suscité le doute sur sa capacité à passer de la contestation à la gouvernance.
En 2022, bis repetita : Marine Le Pen affronte à nouveau Macron et s’incline, mais cette fois, elle réalise 41,45 % des voix, contre 33,90 % en 2017 et 17,90 % en 2012. En une décennie, les idées d’extrême droite ont gagné du terrain jusqu’à devenir majoritaires dans l’opinion. Le soir des législatives de 2024, Marine Le Pen déclare : « Je vois que ce soir, le Rassemblement national est le premier parti de France ». Depuis le 21 avril 2002, les idées de l’extrême droite se sont diffusées, banalisées, intégrées au sein de toutes les catégories de population, y compris parmi certaines d’origine immigrée. Mais une question demeure : la France, si fière de son passé d’ouverture et de résistance face à l’extrémisme, s’apprête-t-elle à franchir le pas pour enterrer définitivement l’ère Macron ?
Propos recueillis par Moussa DIOP