Alors qu’il incarnait une alternative sérieuse au pouvoir en place, Tidjane Thiam a été radié des listes électorales par la justice ivoirienne au motif d’une perte non effective de sa nationalité française au moment de son inscription. À Dakar, où réside une partie active et engagée de la diaspora ivoirienne, cette décision suscite des réactions contrastées.
Sous un soleil clément, entre les rues animées de la Médina et les amphithéâtres surchauffés de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), l’actualité politique ivoirienne est sur toutes les lèvres avec la radiation de Tidjane Thiam. L’ancien banquier ivoirien, devenu opposant politique, a été écarté de la course à la présidentielle dans son pays. Cette décision est jugée brutale, injuste, voire orchestrée par certains. Pour d’autres, elle s’inscrit dans le strict respect de la loi. Dans les rues comme dans les cercles intellectuels, le débat se pose au sein de la diaspora ivoirienne établie à Dakar, même si certains préfèrent rester silencieux sur une question jugée sensible. Le 22 avril 2025, le tribunal d’Abidjan radie officiellement Tidjane Thiam des listes électorales, estimant qu’il avait perdu la nationalité ivoirienne en 1987 en devenant Français. Une interprétation contestée du droit, que ses partisans jugent instrumentalisée.
À Dakar, où vit une importante communauté ivoirienne, cette nouvelle tombe comme une onde de choc, même si d’autres y voient une application stricte de la loi et une «naïveté» de ce technocrate chevronné dont d’aucuns disent qu’il a prêté le flanc. Fanta Bakayoko, installée à Dakar depuis cinq ans, est néanmoins très attachée à sa mère patrie. Elle fait régulièrement des allers-retours pour s’occuper de ses affaires et se ressourcer auprès de sa famille. Frustrée par cette radiation, qu’elle juge illégale, elle ne cache pas sa colère. «On muselle un candidat, pas un citoyen» «C’est un mauvais signal envoyé à la diaspora. La radiation de M. Thiam est perçue comme une manœuvre pour verrouiller le jeu électoral. Nous espérions une élection ouverte avec un vrai débat d’idées. Là, on nous enlève le choix», fustige-t-elle avec rigueur. Pour elle, l’Afrique doit dépasser cette manière malsaine de se débarrasser de ses opposants sérieux. Même si Mme Bakayoko dénonce aussi la complicité de certains responsables du Pdci, qui ont contribué à contester la candidature de M. Thiam devant les juridictions ivoiriennes. Chez les ressortissants ivoiriens étudiants, les discussions sont vives. Nombreux sont ceux qui redoutent une démobilisation des électeurs de la diaspora, voire une rupture de confiance vis-à-vis des institutions.
À l’université de Dakar, les avis sont partagés. Alassane, étudiant en Biologie à l’Ucad, suit l’actualité avec attention. «Nous sommes des jeunes, éduqués et engagés. Ce qui se passe à Abidjan nous touche profondément. Ce n’est pas seulement Tidjane Thiam qui est visé, c’est le principe même de participation», s’alarme-t-il. Mais, tout le monde ne partage pas cette indignation. Pour Mariam Traoré, étudiante en Droit public, la décision de la justice ivoirienne est juridiquement fondée. «On ne peut pas invoquer l’émotion quand il s’agit de droit. La législation sur la nationalité est claire. S’il a volontairement acquis une autre nationalité sans réintégration légale, alors la radiation est logique», argumente cette jeune dame au teint clair et en mode dreads locks. Même son de cloche chez Ibrahima Koné, doctorant en Sciences politiques. «On peut regretter la symbolique, mais la démocratie, c’est aussi le respect des lois. On ne peut pas crier à la manipulation à chaque décision qui ne va pas dans notre sens», rappelle-t-il. Cette diversité d’opinions, parfois tranchées, reflète une diaspora instruite, impliquée et soucieuse de s’approprier les enjeux politiques de son pays d’origine.
«On pensait que Thiam était intouchable»
Du côté des commerçants ivoiriens établis au marché Sandiniery, l’amertume est palpable. Koffi, installé à Dakar depuis une décennie, se dit «dépité, mais pas surpris». «Thiam avait le profil idéal : compétence, expérience, intégrité. S’il est écarté de cette façon, quel message est donnée à la jeunesse ? Que le système ne veut pas changer», explique ce commerçant. D’après Koffi, plusieurs commerçants craignent des tensions pré-électorales, voire des violences post-électorales comme en 2010. «On a tous des familles là-bas, on sait ce que ça coûte», craint-il. Selon lui, les syndromes de division ethnique et politique sommeillent encore en Côte d’Ivoire et il ne faut pas réveiller ces démons. D’autant plus, explique-t-il, le pays est dans une bonne dynamique économique. Issouf, ingénieur informaticien, partage cette inquiétude. «Au Mali, au Niger, au Burkina, c’est l’armée qui prend le pouvoir.
En Côte d’Ivoire, c’est la justice qu’on instrumentalise. Dans tous les cas, c’est la démocratie qui trinque», s’alarme-t-il. Pour lui, cette élection était un test pour la maturité politique ivoirienne et un signal pour l’Afrique de l’Ouest. «Ce test, on est en train de le rater», déplore le jeune homme. Fanta Bakayoko appelle à l’unité. «La diaspora doit rester vigilante, informée, engagée. Même si on nous retire un candidat, on ne nous retirera pas notre voix», argumente-t-elle. La radiation de Tidjane Thiam n’a pas seulement bouleversé un calendrier électoral, elle a réactivé un profond débat sur la démocratie et la justice. Si certains saluent une décision de droit, d’autres y voient une manœuvre politique. Une chose est sûre : la diaspora ivoirienne du Sénégal ne veut pas rester spectatrice.
Daouda DIOUF