Doctorante en Relations internationales à l’Ecole Normale Supérieure de Pise et l’Ecole Supérieure Saint’Anne de Pise en Italie, Sofia Scialoja est en train de travailler pour sa thèse sur le sujet « Les agencéités africaines à l’ère multipolaire : étude comparative de la politique étrangère de l’Éthiopie, Sénégal et Afrique du Sud ». Elle revient dans cet entretien sur ses travaux de recherche.
Propos recueillis par Oumar NDIAYE
Pourquoi avoir choisi de travailler sur une étude comparative des politiques étrangères du Sénégal, de l’Afrique du Sud et de l’Éthiopie pour votre thèse ?
Il est tout d’abord nécessaire d’expliquer le cadre théorique dans lequel s’inscrit cette étude comparative. Dans ma thèse, il s’agit de questionner et de comprendre la définition possible de l’« agencéité africaine » (agency en anglais) dans les relations internationales, c’est-à-dire la capacité proactive d’influence et d’assertivité de la politique étrangère africaine. Ou plutôt, d’agencies au pluriel, étant donné l’impossibilité d’une désignation ontologique unitaire de l’Afrique, et la difficulté pratique à considérer une institution telle que l’Union Africaine comme ayant un pouvoir politique effectif au niveau panafricain et global. Ainsi, pour comprendre les agencies que peuvent exercer les pays africains, je me suis appuyée sur une étude comparative qualitative (donc, limitée en nombre de cas) des politiques étrangères de trois pays. Ces cas d’études ne sont évidemment pas représentatifs de l’ensemble du continent, mais ils sont tout de même significatifs. Pour cela, j’ai appliqué un système de conception le plus dissemblable, en choisissant trois pays aux caractéristiques très différentes, mais qui présentent néanmoins des similitudes sur certains points – c’est-à-dire, dans le cadre de mon hypothèse, sur certains aspects de leur politique étrangère à l’échelle internationale. J’ai donc sélectionné des pays issus de trois régions africaines différentes (Ouest, Est, Sud – le Nord et le Centre ont été laissés de côté exclusivement pour des raisons de faisabilité pratique), ces trois pays étant considérés comme des acteurs majeurs au sein de leur propre région.
En termes de comparaison, existe-t-il des similitudes ou des différences entre les politiques étrangères de ces trois pays, qui se situent dans des zones géographiques distinctes et qui n’ont pas une histoire politique commune ?
Le système de conception le plus dissemblable implique justement de grandes différences. L’analyse de la politique étrangère se divise en trois, voire quatre niveaux. Les trois premiers niveaux -interne, régional et continental- sont, en partie, fonctionnels pour la compréhension du quatrième niveau, celui international. Ainsi, il existe de grandes différences entre mes cas d’étude concernant ce que je qualifie de « facteurs internes » à l’origine de la formulation de la politique étrangère : la situation géographique, des éléments culturels et sociaux tels que la religion, les ethnies, les tensions politiques internes, etc. De plus, une histoire disparate – bien que commune au niveau continental – en particulier en ce qui concerne la période coloniale, mais aussi, partiellement, celle post-coloniale. Comme je l’ai mentionné, au niveau régional, les trois pays jouent chacun, à leur manière, un rôle de leader ou d’acteur majeur dans leur propre région, tant au niveau bilatéral qu’inter-régional (au sein des communautés économiques régionales). Il est de même pour ce qui concerne le niveau continental ou panafricain, avec l’Ua. Enfin, l’objectif est de repérer les similitudes dans leurs politiques étrangères vis-à-vis de partenaires non africains, c’est-à-dire avec des acteurs globaux qui seraient en compétition entre eux en Afrique. L’idée est justement celle de renverser cette perspective et de se concentrer sur la politique étrangère active de ces pays africains vis-à-vis de leurs partenaires, afin de saisir son ampleur et de s’éloigner de l’image du continent africain comme un acteur passif sur l’échiquier des relations internationales. Ainsi, des similitudes peuvent être observées, telles que la neutralité face à des questions d’intérêt global – par exemple, les votes à l’Onu concernant l’Ukraine ; la diversification des partenariats économiques, entamée dans les années 2000 et qui continue à s’intensifier ; et une position équilibrée, voire pragmatique, dans le cadre des relations bilatérales ou multilatérales, comme d’adhésion aux Brics (Afrique du Sud et Éthiopie). Cependant, ces similitudes ne sont pas parfaites. L’Afrique du Sud, par exemple, a une politique étrangère particulièrement affirmée et définie en comparaison aux deux autres pays – il suffit de mentionner sa défense de la cause palestinienne (où le Sénégal fait aussi sa part), sa participation au G20 ou les différends actuels avec la nouvelle administration Trump.
Le Sénégal a connu une alternance politique en mars dernier. Avez-vous observé une inflexion de la politique étrangère du Sénégal avec ses nouveaux dirigeants, présentés comme des « souverainistes » ?
Pour l’instant, pas vraiment. L’annonce du retrait des troupes françaises du territoire sénégalais a évidemment fait beaucoup de bruit ; cependant, il n’est pas très clair comment cette décision de retrait s’est effectivement déroulée. D’ailleurs, la réduction de l’apparat militaire français au Sénégal est une tendance de longue date, qui remonte à l’époque de Wade, et ne constitue donc pas une rupture radicale. Pour l’instant, il est plus intéressant d’observer l’image symbolique que le Pastef au pouvoir a suscitée en Afrique de l’Ouest ou en Afrique en général, en tant que nouveau gouvernement de rupture et anti-élitaire, tout en maintenant une forte légitimité démocratique. En général, pour ce qui concerne la politique étrangère du Sénégal et son statut global, le pays se distingue par sa position équilibrée, son image de médiateur, portant une influence démesurée au niveau international par rapport à son effective taille et à un PIB modeste. Cette caractéristique fait partie d’une longue tradition de la diplomatie sénégalaise, depuis les années ’60. Par exemple, pour revenir à mon étude comparative, un des éléments que j’analyse est le « capital symbolique » : pour être simple et bref, on peut prendre l’exemple de la victoire de l’Éthiopie contre les Italiens à Adoua en 1896, qui constitue un capital symbolique de la politique étrangère éthiopienne perpétué au niveau panafricain (ce n’est pas anodin que le siège de l’Ua se trouve à Addis-Abeba). De même, la lutte contre l’apartheid est utilisée comme capital symbolique par l’Afrique du Sud dans sa politique étrangère, comme le montre la procédure engagée contre Israël à la Cour pénale internationale. Ainsi, en ce qui concerne le Sénégal, je pense qu’une partie de son capital symbolique en politique étrangère réside dans la diplomatie sénégalaise elle-même, qui s’inscrit dans la tradition senghorienne de médiation, de prestige, etc. Lors de mon terrain de recherche à Dakar, par exemple, j’ai été impressionnée par la culture de vrais lettrés des ambassadeurs et diplomates sénégalais. En ce sens, la diplomatie sénégalaise est mondialement reconnue et respectée, ce qui constitue un des éléments d’agencéité du pays.