C’est « le plus grand coup de tonnerre dans l’histoire depuis la Renaissance » et une véritable « levée d’écrou » pour Léopold Sédar Senghor. Il y a sept décennies, la conférence historique de Bandung réunissait 29 pays africains et asiatiques, récemment libérés de la tyrannie coloniale, dans une ville d’Indonésie, pour porter haut une voix dissidente face à la bipolarisation Est-Ouest dans laquelle le monde d’après-guerre semblait s’enliser.
Organisée du 18 au 24 avril 1955, cette conférence afro-asiatique fut convoquée par les gouvernements de Birmanie, de Ceylan, de l’Inde, de l’Indonésie et du Pakistan. Elle faisait suite à une réunion tenue à Colombo en 1954, centrée sur les moyens d’accélérer la paix en Indochine, alors en proie à l’impérialisme français. Dès lors, ces cinq pays prirent position contre les essais nucléaires, le colonialisme et la logique des blocs, plaidant notamment pour l’admission de la République populaire de Chine aux Nations unies. Parmi les quelque 2 000 participants figuraient des figures de proue du monde postcolonial : Soekarno, Nehru, Zhou Enlai, Gamal Abdel Nasser et le roi Norodom Sihanouk. Le président indonésien Soekarno fut l’hôte de cette rencontre exceptionnelle, réunissant des délégations d’Afrique, d’Asie et du Proche-Orient, toutes issues de ce que le démographe français Alfred Sauvy nomma en 1952 le « Tiers-Monde ».
Par cette expression, inspirée du « Tiers État » de l’Ancien Régime français, Sauvy désignait les nations récemment décolonisées, marquées par une forte croissance démographique et un important retard économique. Il s’agissait, dans son esprit, de renverser la table pour « ce Tiers-Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers État » afin qu’il puisse enfin « être quelque chose ». C’est dans ce contexte que Senghor, alors envoyé officiel de la France, fut frappé par la portée politique de cette initiative. La radicalité des organisateurs résonna fortement chez le natif de Joal. Les États-Unis et l’Urss – les deux grandes puissances qui se disputaient l’hégémonie mondiale comme Messi et Cristiano Ronaldo le faisaient sur les terrains de football dans les années 2010 – étaient tenus à l’écart. Le « game » se jouait sans les stars.
Et c’est comme une bande-annonce efficace, l’intérêt était là, plus de 400 journalistes également. Malgré la distance, l’Afrique occupait une place centrale dans les discussions. Dans leur communiqué final, les pays participants appelèrent à la poursuite de la décolonisation sur le continent, à la non-ingérence des grandes puissances dans les affaires intérieures des États, et à une coopération internationale en faveur du développement des nations les plus pauvres. Une prise de position qui trouva un écho particulier chez Gamal Abdel Nasser, héros du nationalisme égyptien, mais aussi chez le panafricain Kwame Nkrumah, alors chef du gouvernement de la Côte-de-l’Or (futur Ghana), qui, bien qu’invité, ne put faire le déplacement.
Hocine Aït Ahmed, représentant du Fln algérien, n’avait pas été convié officiellement, mais fut intégré à la délégation invitée des trois pays du Maghreb. Soixante-dix ans plus tard, l’esprit de Bandung – celui d’une voie alternative au dualisme des puissances, fondée sur la solidarité Sud-Sud – semble s’être estompé. Mais son souffle reste vivant dans la mémoire de celles et ceux qui croient encore en une diplomatie affranchie des tutelles et des intérêts hégémoniques, comme le suggère la nouvelle configuration mondiale, marquée par une valse diplomatique bien coordonnée entre Trump et Poutine. Fini le duel, place au duo. Pourtant, une résonance particulière persiste : Bandung – comme le football d’antan – transmet la nostalgie d’une époque que nous n’avons pas connue, mais qui fut façonnée par une soif immense de liberté et d’émancipation. Complète. Totale. moussa.diop@lesoleil.sn