Le conflit russo-ukrainien, au-delà de son aspect géopolitique, voit s’affronter deux conceptions militaires distinctes : l’art opératif russe et la théorie des manœuvres tactiques conceptualisés par les experts de l’Otan. Cette opposition doctrinale structure l’ensemble des dynamiques opérationnelles observées sur le théâtre ukrainien. Après trois années de conflit, la percée russe dans le Donbass avec l’encerclement des places fortes ukrainiennes semble valider la prééminence de l’approche russe de la guerre. En effet, à la suite de son échec dans les abords de Kiev en mars 2022, la Russie a opté pour une stratégie de guerre d’usure qui fait appel aux principes de l’art opératif. Selon le haut commandement russe, la largeur du front (1 250 km), la mobilisation ukrainienne avec une levée en masse avec plus de 750.000 hommes, et la logistique occidentale imposent la mise en place de cette stratégie de guerre en Ukraine.
Selon Michel Goya, expert militaire, cette stratégie, dont on a vu les prémices à la fin de 1918 à travers les manœuvres de l’armée française, vise à vaincre l’ennemi à travers une série d’opérations militaires successives. Il faudra, toutefois, attendre les années 1920 et 1930 pour voir sa conceptualisation être érigée en doctrine militaire par les Soviétiques. Comme le souligne Laurent Henninger, historien militaire, le but de la manœuvre n’est pas de rechercher l’action décisive pour détruire l’armée ennemie, mais de perturber ses lignes de communication, de ravitaillement et ses nœuds de commandement. L’art opératif se distingue ainsi fondamentalement de la tactique occidentale par son échelle d’intervention et sa temporalité : il ne s’agit plus de gagner une bataille, mais de coordonner plusieurs opérations en vue d’atteindre des objectifs stratégiques.
L’objectif ultime est de faire perdre sa cohérence au front ennemi par de diverses attaques en profondeur contre des objectifs militaires, énergétiques et logistiques. Il s’agit d’opérations cohérentes qui ambitionnent également de désorganiser l’adversaire et de l’épuiser matériellement et moralement à travers l’attrition par la puissance de feu.
Depuis plus de deux ans, l’armée russe s’appuie sur l’emploi massif de l’artillerie, avec plus de 10.000 à 20.000 obus par jour, la destruction des infrastructures énergétiques et logistiques, et la profondeur des opérations. L’art opératif, dans le contexte du conflit ukrainien, permet à la Russie d’entrainer Kiev dans un conflit permanent pour vaincre et saper ses capacités de résistance. Cette approche diffère de la recherche d’une victoire rapide et décisive privilégiée par les doctrines militaires occidentales contemporaines.
Face à cette situation, l’Ukraine semble avoir opté pour la théorie occidentale de la guerre de manœuvre pour emporter la décision sur le terrain militaire. L’armée ukrainienne, depuis le début du conflit, s’est spécialisée dans cette forme d’intervention limitée.
Cette pensée militaire, issue de l’école de guerre prussienne puis allemande, repose sur le feu et l’effroi afin de dissuader l’ennemi et de le contraindre à renoncer à ses objectifs militaires. Elle se base sur la recherche permanente de la bataille décisive et de la guerre éclair (« Blitzkrieg »). Une théorie mise en œuvre par les Américains et leurs alliés lors de l’opération « Tempête du Désert » de la guerre du Golfe en 1991. Toutefois, face à un adversaire disposant d’une profondeur stratégique, d’une forte industrie militaire et pouvant aligner près de 1,5 million de soldats en décembre 2024 comme la Russie, cette doctrine, non articulée à une réflexion stratégique globale, a montré ses limites.
Dans un monde où les grandes puissances tentent de bâtir une industrie militaire puissante, l’art opératif risque de s’imposer comme mode opératoire des conflits contemporains. Ainsi, le développement des drones, de l’intelligence artificielle et des armes hypersoniques, invite à repenser les modes de conflit. Le conflit ukrainien constitue, à cet égard, un laboratoire stratégique révélant l’obsolescence relative des doctrines de guerre rapide face à des adversaires dotés de ressources considérables et d’une résilience étatique structurée. La guerre en Ukraine démontre ainsi que la victoire militaire au XXIe siècle ne repose plus uniquement sur la supériorité technologique ou la brillance tactique, mais sur la capacité à mobiliser durablement l’ensemble des ressources nationales dans une logique de confrontation prolongée.

