Située au nord-ouest du Sénégal, la paisible communauté rurale de Bokhal a connu un petit moment de gloire… en pleine pandémie. C’était l’époque où les rues étaient désertes, les nuits silencieuses, et où le moindre mouvement suspect attirait l’attention des forces de sécurité.
Un soir, une patrouille de gendarmerie, chargée de faire respecter la consigne « Restez chez vous », tombe sur un véhicule isolé. À son bord, un modeste goorgorlou, livreur d’œufs dans la zone. Invité à sortir du véhicule, il obéit sans résistance, un brin stressé. Et là, il entame une série d’explications à la fois confuses, comiques… et presque touchantes.
— Je suis un livreur… d’œufs. Je ne fais que ça. J’étais dans les environs depuis ce matin. Je viens de Kébémer. Mais comme il fait nuit et que j’ai faim, j’ai fait un petit détour à Bokhal pour acheter du couscous… chez Ndeye Ndiaye. On m’a dit qu’elle seule en vend encore à cette heure. Je suis diabétique, et le couscous, c’est mon seul repas du soir.
Le chef de patrouille, dubitatif, s’interroge sur la « proximité » de Bokhal. Le livreur, imperturbable, insiste :
— Quand je suis dans les parages, je préfère venir ici. Le couscous de Ndeye Ndiaye, c’est de la qualité. C’est connu dans toute la zone. Je vous jure, si ce n’était pas nécessaire… Mais j’avais faim, j’avais mal à la tête, et j’me suis dit : seul le couscous de Bokhal peut me sauver !
Pendant qu’il continue, inlassable, les bras en l’air pour plaider sa cause, le chef de la patrouille tente de le rassurer. En tant que transporteur de marchandises, il n’est pas concerné par l’arrêté interdisant les déplacements nocturnes.
Mais notre homme, trop emporté par la peur ou la sincérité de son estomac, ne lâche rien. Assis sur le bord de la chaussée, à mème le sol, jambes tendues, il multiplie les arguments : le couscous, le diabète, la faim, la migraine, la renommée de Ndeye Ndiaye… Au bout d’un moment, le chef lâche, hilare :
— Ce gars-là… c’est un vrai cas !
Rires dans la patrouille. Le livreur, lui, ne rit pas. Il esquisse à peine un sourire, soulagé de ne pas finir sa nuit au poste. Les gendarmes, bienveillants, lui offrent même quelques masques de protection avant de le laisser repartir.
— Merci… vraiment, merci ! dit-il, ému.
Cet épisode, devenu viral dans la région, a rappelé à tous que sous l’uniforme, il y a des hommes capables d’écoute et d’humanité. Ce soir-là, les gendarmes auraient pu sanctionner. Mais ils ont choisi d’entendre. Et en laissant filer ce livreur affamé et affolé, ils ont offert à tout un pays un instant de rire dans une époque sombre, faite de tensions politiques et de morosité sociale.
Au moment de remonter dans sa voiture, le commandant de la patrouille lui lance une dernière question :
— Et comment vous vous appelez, vous ?
Lui, les dents bien dehors, fier comme un coq sauvé de l’abattoir :
— Ndaw !