«Dans un pays normal, cela ne se serait jamais passé comme ça… » Le propos, mélange de dépit et de résignation, est présent dans bien des conversations. Il établit le constat d’anomalies criantes et vogue tout simplement vers l’aveu d’impuissance.
Ces mots prétendent s’émouvoir d’une manière de faire ou de dire qui dépasse l’entendement. Outrages et outrances défilent, comme pour nommer l’ordinaire du Sénégalais engagé dans une course interminable contre son ombre, ce reflet de lui-même, moche ou fatigué. Cette ombre que lui renvoie le soin de mille problèmes. Le fantôme d’une perpétuelle Opération Débrouille. Un quotidien au carburant de la résilience pour les uns. Un quotidien à tombeau ouvert pour les autres, à l’image des caisses propulsées sur nos routes par une forte impatience et à des vitesses d’avion. Sur ces routes, ne prenez surtout pas le risque de vous retourner ! C’est un danger perpétuel sur quatre roues.
En effet, des voitures de transport cyniquement appelées « war gaïndé » inventent un manuel de l’empressement. Les plus élégants de ces pilotes ayant virtuellement enfourché un lion affichent de manière ostentatoire le numéro « 10 », comme au football. Chapeau bas et autographe ! Vous venez de croiser un as du volant, aussi adroit sur la route que Messi l’est devant le but. Pour votre malheur, vous avez également côtoyé cet autre ange de la mort qui pousse des ailes en survolant presque le bitume. Ah oui, ce n’est pas une illusion d’ouïe ! Vous avez bien entendu le sifflement perçant d’un avion. Vous n’êtes pas sur le tarmac. C’est le pot d’échappement d’une épave qui a été modifié par le bricoleur du garage.
Au bout, il y a le pari morbide consistant à prendre son premier verre de thé à Dakar et le deuxième à Kaolack, Saint-Louis, Louga ou Fatick. Le pari ne tient qu’au poids du pied sur l’accélérateur et à la capacité à slalomer entre les véhicules. Ne soyons pas injustes : de rutilantes bagnoles piquent du nez dans le décor. Ce n’est qu’une page du grand livre de nos si cruelles libertés par rapport à la morale publique : l’empiètement des commerces et des salons sur le domaine public, les sacs à ordures entassés dans la rue alors que le camion passe tous les jours, la voiture qui obstrue le passage alors qu’il existe des espaces pour se garer, les restes d’aliments négligemment laissés sur les bancs publics, la chasse qu’on refuse de tirer après usage des toilettes, le volume du portable à fond dans un transport pendant qu’on crie presque dans une conversation privée, les murs qu’on badigeonne d’huile moteur au prétexte que le faciès sur l’affiche n’est pas à son goût, les motocyclistes et charretiers qui braquent littéralement de paisibles citoyens, le culte du faux pour des documents et produits en tout genre, l’insolence bavarde dans nos demeures, rues et institutions, etc.
Tout ça, « si nous étions dans un pays normal », n’aurait pas prospéré ! « Dans un pays normal », dit-on, comme si le Sénégal était une grosse anomalie sur la carte du monde ! À moins d’être une anomalie normalisée parce qu’à force de s’éloigner de la norme, on s’habitue aux écarts. « Dans un pays normal », les citoyens savent ce que « mesure » veut dire. Ils ne sont pas les apôtres de l’excès en tout genre. En exerçant leurs droits, ils acceptent de rester dans les limites de leurs devoirs et de la responsabilité. Sans ce sens de la mesure, des instruments comme les règles, les mètres ruban et les micromètres seront rangés au musée des pièces d’ordre et de justesse. Alors, nous définirons les dimensions au gré des caprices et des aigreurs.
Tailleurs, maçons, mécaniciens, menuisiers, tôliers et charpentiers n’auront plus besoin de gabarit pour ajuster leur ouvrage. Il faudra déchirer la norme et voguer vers des risques hors normes ! Et si cela enchante les théoriciens de la géniale improvisation, ils pourront tourner en dérision la réaction dépitée d’une de mes solides connaissances face aux entorses à la règle du profil-poste : « Au Sénégal, lorsqu’on a besoin d’un mur, on appelle un menuisier ». Ce que j’ai compris, non sans rire : le menuisier n’est pas compétent dans la matière du maçon à moins d’être un génial bricoleur. Faute de règlementation, le chauffeur de bus pourra piloter un avion, le sculpteur sera apte pour la chirurgie esthétique et l’alchimiste pour produits éclaircissants sera un laborantin de génie pour nos produits alimentaires. Imaginez le désastre au cœur de notre quotidien déjà si éprouvé par l’impunité, l’inconséquence et la forte tentation de la copie non autorisée des profils, du matériel et même du comportement ! Oui, oui, une formule populaire renvoie à « trafiquant de personnalité ».
Cela se passe ici, au pays du vrai. Le Sénégal, pas un pays anormal ? Et cela ne choque que les cœurs attendris par l’empathie, accrochés au fil de coton et non au nylon ou carrément à l’acier ! Au temps des durs, on les appelle « les âmes sensibles » pour railler leur capacité d’indignation ou leur émotivité si handicapante dans un monde où l’humanisme deviendrait une faiblesse. « Dans un pays normal… », ceux qui sont imprégnés des attitudes chevaleresques de compassion sont libres de donner la main à l’indigente pour un bol d’air, à l’orphelin pour un réconfort et à la veuve pour un nouvel espoir. « Dans un pays normal… », la conséquence de la forfaiture est la responsabilité pénale et non l’injure ambiante. « Dans un pays normal… », la récompense du labeur s’appelle salaire et non passe-droit.
La courte échelle ne mène pas au Panthéon. C’est ce pays normal de Mouhamadou Moustapha Ngom, le patriarche « Ndiouga Thiam » dans la série « Baabel », qui nous prouve, à cinquante ans révolus, qu’une ambition saine, portée par la détermination, peut aider à décrocher le bac en candidat libre. Une leçon de vie pour ses enfants et ses petits-enfants. C’est ce pays normal de Mane Faye qui a obtenu le bac en même temps que sa fille Bigué Ndong. C’est ce pays normal de Pape Natango Mbaye qui, écrivant avec ses pieds à cause d’un handicap des membres supérieurs, a également décroché son bac avec la mention « Bien ». Et normalement, ils sont des symboles aboutis de résilience. « Dans un pays normal »…