La dernière sortie du Premier ministre Ousmane Sonko contre la société civile, qualifiant certains de ses membres de « fumiers », a relancé le débat sur le rôle et la place de celle-ci en Afrique. Le concept de société civile utilisé par des penseurs comme Locke et Rousseau pour désigner le gouvernement civil ou la sphère juridico-politique, par opposition à l’état de nature, a subi chez Hegel une transformation originale. Dans les « Principes de la philosophie du droit », où il distingue trois sphères, la famille, la société civile et l’État, le philosophe allemand utilise le concept de société civile-bourgeoise qu’il définit comme la sphère économique dans laquelle les individus sortis de la famille entrent en relation. Dans le paragraphe 92 du même ouvrage, Hegel montre que cette société civile est composée de trois sphères liées entre elles, les activités économiques, l’appareil juridique et le système administratif comprenant les corporations et la police. Dans le paragraphe 243 des « Principes », Hegel insiste sur deux particularités de la société civile par rapport à la famille. La première est la rivalité entre les individus pour la défense de leurs intérêts. Cette rivalité est l’expression de l’égoïsme marchand. La deuxième est la polarisation de cette société en un pôle, l’accumulation des richesses et à l’autre pôle, la dépendance et la misère de la classe liée au travail. De son côté, Marx utilise le concept de société civile dans sa critique de Hegel et l’idéalisme allemand dans ses écrits, « Sur la question juive, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : Introduction » et dans les « Manuscrits de 1844 ». Il montre que la société civile, caractérisée par la propriété privée, la lutte de chacun contre tous et l’égoïsme, est le produit de la dissolution de l’ordre féodal. Bref, pour l’auteur du « Capital », l’anatomie de la société civile doit être recherchée dans l’économie politique.
Comme on le voit, les premiers théoriciens de la société civile se trouvent en Europe lors du passage du féodalisme au capitalisme. Ailleurs, il est difficile de trouver une « société civile ». Dans son ouvrage intitulé « Démocratie et droits de l’homme : Nouveaux pièges pour l’Afrique » (L’Harmattan Sénégal, 2021, 157 p.), le philosophe sénégalais Thierno Diop, ancien enseignant au Cesti, relève que dans les sociétés africaines, où on ne rencontre pas un sujet autonome libéré des liens ethniques ou tribales, l’expression « société civile » n’a pas le même sens que dans les sociétés occidentales. En Afrique, écrit-il, la société civile désigne tous les éléments de la société qui tentent de se dégager de l’emprise totalitaire de l’État. « Certains de ces éléments peuvent se trouver dans des Ong financées par des forces extérieures pour promouvoir leurs visions du monde et maintenir nos pays dans le giron des classes dominantes de l’Occident. D’autres, issus des milieux politiques et intellectuels et plus préoccupés par l’avoir que par l’être, constituent une proie facile pour les tenants du pouvoir qui les intègrent dans le système pour mieux asseoir leur domination ». En résumé, l’expression « société civile » a aujourd’hui un sens multiple selon les groupes qui l’utilisent. La conception bourgeoise privilégie l’individu dont la liberté doit être assurée. La vision naïve identifie la « société » civile aux groupes et organisations œuvrant pour le bien de la société. La conception analytique et populaire situe la société civile entre le marché et l’État. Dans la grille de lecture marxiste de Thierno Diop, c’est la désétatisation et la promotion de la société civile, en tant que contre-pouvoir, qui ont rendu possible le déploiement du néolibéralisme mondialisé.
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