Faut-il avoir peur d’être riche au Sénégal pour préserver sa réputation ? « Derrière chaque grande fortune, il y a un grand crime », disait Honoré de Balzac. Ce trait d’esprit de l’écrivain français sied bien à une perception négative que certains Sénégalais ont des fortunés. Précision : nous entendons par là les citoyens ayant gagné honnêtement leur fortune, et non les riches sans cause apparente encore moins les prédateurs de deniers publics. Tirez le diable par la queue au quotidien, et la société ne prêtera même pas attention à votre petite existence, de toute façon ça semble une normalité que de rester à sa place : un éternel fauché.
Héritez de quelque aisance matérielle, et l’on vous présentera, élogieusement, comme le digne fils de vos aïeux, un « yaxx bu rey », né avec une cuillère en or dans la bouche. Une reproduction des inégalités qui ne dit pas son nom. Les partisans de l’immobilisme social verront toujours, secrètement et jalousement, d’un mauvais œil le miséreux qui sort de sa misère. Au fur et à mesure de son ascension sociale, on lui collera, comme raccourci justificatif, tous les vices (trafic de drogue, allégeance à la franc-maçonnerie, homosexualité, pratiques sataniques…). On se plaît alors à rappeler les services rendus au nouveau nanti, sorti de son coma de malade « sous perfusion financière ».
Faut-il alors sauver les riches du lynchage ? La capitaine d’industrie Anta Ngom, seule candidate en lice à l’élection présidentielle de mars 2024, a été attaquée en règle sur les réseaux sociaux durant la campagne électorale. Son crime : coupable d’être riche et fille de riche qui, dit-on, n’aurait aucune idée du dur quotidien des « goorgorlu » ? Et la pauvre dame de se sentir obligée de raconter, avec force détails, les périodes des vaches maigres, son enfance de privation, comme le Sénégalais lambda. Ou bien était-ce une quête de commisération aux visées électoralistes ? De toute façon, sous nos cieux, l’argent n’aime pas le bruit, dit-on, pour se prémunir de la clameur populaire. Cette mentalité est aux antipodes de l’« American dream » (le rêve américain), qui glorifie les self-made-men (individus qui ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes).
C’est ainsi que, partis de rien, des Américains anonymes sont entrés dans le cercle des milliardaires, à l’instar d’Andrew Carnegie. Or, un pays, de surcroît pauvre, a besoin de milliardaires pour porter son développement. Le président Abdoulaye Wade l’avait compris en se permettant de… « fabriquer » des milliardaires. Sauf que les mauvaises langues l’accusaient de le faire avec les deniers publics, au profit de gens sortis de nulle part, dont la plupart ont d’ailleurs disparu des radars de la performance économique. Seulement, nous oublions que la meilleure manière de faire des riches, en quelque sorte de vrais entrepreneurs, c’est de créer les conditions d’une économie prospère.
En Chine, pays qui ployait sous le joug de la pauvreté et en proie à la famine, l’émergence des milliardaires a été facilitée par le Parti communiste chinois dans une dynamique de basculement idéologique vers une libéralisation de l’économie. « Il est glorieux d’être riche », disait le Grand Timonier Mao Zedong. En 2024, le pays abritait 473 milliardaires, arrivant 2e au niveau mondial, derrière les États-Unis (813), selon le classement annuel du magazine Forbes. « Il n’y a rien de mal à vouloir être riche, pas plus qu’il n’est mal de vouloir le pouvoir qui apporte la richesse », disait Julius Nyerere. Sauf que la haine rattrape vite l’envie quand on n’y arrive pas.