C’était visible comme le nez au milieu du visage. Il restait juste à disposer de quelques statistiques pour en jauger l’épaisseur. Le ministère des Infrastructures, des Transports terrestres et aériens, vendredi passé, a donné un chiffre qui permet de s’en faire une petite idée, à travers un document qui fait le point sur la campagne d’immatriculation des véhicules deux-roues.
On apprend que Dakar, en plus d’être la capitale administrative et économique du Sénégal, est également devenue l’empire des motos Jakarta. Avec plus de 23.000 motos immatriculées, l’ogresse ville a détrôné des localités comme Kaolack, Fatick, voire Ziguinchor, que les deux-roues en tant que mode de transport avaient fini par coloniser. Évidemment, toutes les motos immatriculées à Dakar ne sont pas des « Jakarta », mais elles en représenteraient certainement une écrasante majorité, car il faut quand même se rappeler que, jusqu’à une date récente, la capitale était épargnée par ce type de moyen de transport. Et il était rare de voir un motocycliste circuler sans plaque d’immatriculation. Si le nombre de motos-taxis a explosé à Dakar, c’est bien parce que la stratégie de conquête a été discrète et surtout diablement efficace. Dans le jargon médical, on aurait dit qu’elle s’est faite « à dose homéopathique ».
Subrepticement, furtivement, sans bruit. Personne ne les a vus venir. On s’est juste réveillé un jour, et les voilà, de manière pétaradante, envahir la circulation dakaroise, occuper les coins et carrefours les plus passants, attendant des clients à transporter. Épatant. Ces conducteurs intrépides ont été des milliers à monter dans la capitale – que certains parmi eux découvrent pour la première fois, avec ses quartiers, rues et ruelles enchevêtrés, et tant pis s’ils n’en connaissent pas les chemins – avec la hargne d’un conquérant, pour la plupart venus des régions ou des pays limitrophes, où ce moyen de transport avait déjà fait ses preuves. Comme s’ils s’étaient passé le mot, ils ont profité d’un contexte où Dakar, malgré la diversification des systèmes de transport public avec le Ter et le Brt, fait encore face à une forte demande en moyens de transport. La population sans cesse croissante et l’extension des zones d’habitation induisent davantage de déplacements. Dire que l’envahissement de la capitale par ces motos-taxis a fini par chambouler les habitudes de conduite des automobilistes est un euphémisme.
Il faut désormais redoubler de vigilance face à des motards qui déboulent de partout, se faufilent entre les voitures, s’engagent dans les moindres interstices. Des pratiques qui, non seulement les mettent en danger, mais exposent aussi automobilistes et piétons. Pour s’en convaincre, il suffit d’interroger les chiffres. Selon les données de l’Anaser et de la Brigade nationale des sapeurs-pompiers, en 2023, le nombre de victimes d’accidents au Sénégal était de 31.600, soit une hausse de 37 % par rapport à 2021, pour 733 décès. Les usagers vulnérables de la route, comme les piétons (9.000) et les usagers de deux-roues (10.500), en représentent une part significative. Parmi les piétons, 59 % ont été renversés par des véhicules et 39 % ont été heurtés par des motocycles. Pis, les accidents impliquant des deux-roues sont souvent causés par des collisions (32 %) ou des dérapages (22 %).
Alors que le Sénégal vient d’achever sa stratégie nationale de sécurité routière, l’État ne pouvait plus rester passif. L’immatriculation des motos est un premier pas. Mais elle doit s’accompagner de fermeté. Le suivi aussi doit être de mise, parce que le nombre de dossiers rejetés – 24.658, dont 32 % à Dakar – reste encore important, sans compter ceux qui ne se sont pas fait enrôler. Ces personnes doivent être poussées à se conformer à la loi. Adeptes de la dernière minute, qu’on ne soit point surpris d’entendre, dans les jours à venir, certains parmi eux réclamer une nouvelle prolongation, alors qu’on leur en a déjà offerte une. Avec cette campagne d’immatriculation, les autorités ont déjà été assez flexibles, faisant preuve de tact et de pédagogie dans le sens d’avoir un secteur assaini et mieux organisé. Continuer à faire encore des concessions, c’est contribuer à la béance du tombeau à ciel ouvert que constituent les accidents de la route.. elhadjibrahima.thiam@lesoleil.sn