Deux événements importants ont animé la scène médiatique sénégalaise ces derniers jours : les 55 ans du quotidien national « Le Soleil » et les 60 ans du Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information (Cesti).
Deux écoles de journalisme où se transmettent théories et bonnes pratiques professionnelles. Un moment fort pour questionner nos habitudes et refermer cette porte du soupçon qui fait souffler un vent très (trop) frais sur le métier de journaliste. On trouve encore, dans les vieux tiroirs des rédactions dakaroises, quelques photos en noir et blanc : des journalistes en boubous froissés, un stylo Bic coincé derrière l’oreille, le regard fouillant l’horizon comme pour deviner ce que la ville taisait. C’étaient les années du papier journal qui tachait les doigts, des conférences de rédaction où l’on parlait plus politique que lignes éditoriales, des reporters qui partaient au Fouta, au Saloum ou à Ziguinchor avec un bloc-notes et une certitude : le pays est vaste, et le silence de ses marges, tonitruant.
Aujourd’hui, le silence a changé de forme. Il est numérique, noyé dans un tumulte d’informations, de désinformations et d’opinions qui claquent comme des balles sur les murs des réseaux sociaux. Être journaliste au Sénégal en 2025, ce n’est plus seulement courir après la vérité, c’est courir après la possibilité même d’être entendu. À quoi bon vérifier, recouper, nuancer, lorsque la rumeur — plus rapide, plus drôle, plus crue — a déjà pris mille fois le virage ? Le métier a basculé. L’époque ne veut plus de journalistes qui cherchent ; elle préfère ceux qui affirment. Il faut être sûr, tranché, viral. Les jeunes reporters s’essaient à TikTok, les vieux éditorialistes s’égarent dans des Facebook lives au son incertain. On croit innover, mais souvent on s’agite. On croit parler au peuple, mais on prêche pour l’écho.
Car le peuple, lui, est méfiant. Il voit dans le journaliste un commis du pouvoir, ou de l’opposition, ou des Ong — selon le moment, l’angle ou le costume du jour. Et pourtant. Malgré le tumulte, malgré la crise économique des médias, malgré la précarité des piges qui arrivent comme les pluies de mai — tardives, hésitantes, inégales — le métier tient debout. De travers, souvent. Mais debout. Il tient sur des épaules anonymes, jeunes, souvent féminines, qui sortent des écoles de journalisme ou qui ont appris à force de reportages dans les coins du pays où le réseau saute mais où les histoires vibrent. Le journaliste sénégalais de 2025 n’est pas seulement un rédacteur. Il est photographe, vidéaste, monteur, community manager, traducteur du wolof au français, parfois au pulaar ou au mandingue. Et il est seul. Car les rédactions, elles, se dépeuplent. Le papier se vend moins. L’annonceur dicte ses règles.
L’État subventionne avec parcimonie, la justice tergiverse, les menaces pleuvent. Il y a ceux qu’on intimide, ceux qu’on achète, ceux qu’on fatigue. Et il y a ceux qui tiennent. Pas par héroïsme, mais par nécessité intérieure. Parce qu’il faut bien que quelqu’un écoute ce que dit ce pêcheur de Bargny sur la mer qui avance, ce talibé de Saint-Louis sur ses journées volées, cette mère de Kolda sur l’hôpital devenu inaccessible. Il faut bien que quelqu’un raconte ce que les chiffres oublient. Le journalisme, au Sénégal, est une résistance douce. Une façon de dire : « Je vous vois. » Une manière de refuser l’indifférence. D’éclairer ce qui est tordu, sans crier. D’écrire avec cette politesse du doute que l’époque juge ringarde mais qui seule permet la vérité. Ce n’est pas un métier pour ambitieux pressés.
Il y a peu de gloire, peu d’argent, peu de repos. Il faut batailler pour une accréditation, négocier un titre, subir un procès en diffamation pour un mot malheureux, ou trop juste. Il faut, surtout, défendre chaque jour l’idée que l’information est un bien commun — et non un service client. Et pourtant, dans une salle de presse, dans un studio étroit, dans un cybercafé, il y a toujours cette jeune femme ou ce jeune homme, qui tape un texte, qui monte un sujet, qui prépare un papier. Non pas parce qu’on l’attend, mais parce que c’est nécessaire. Parce que raconter le réel, ici, maintenant, malgré tout, reste une manière de croire que le Sénégal mérite mieux que le mensonge, le bavardage et la résignation. Être journaliste au Sénégal en 2025, c’est cela : une veille modeste mais tenace. Une confiance sans naïveté. Un engagement sans costume. C’est tendre l’oreille à un pays multiple, et donner voix à ceux qui, sans vous, ne parleraient jamais. C’est, contre les discours formatés, contre la paresse intellectuelle et contre l’arrogance, maintenir cette fragile chandelle de lucidité qu’on appelle le métier. sidy.diop@lesoleil.sn