Depuis mars 2021 – pour ne prendre qu’un passé récent – le Sénégal vibre au rythme des feuilletons judiciaires. Des dossiers qui, par leur gravité et leur charge symbolique, tiennent en haleine le « goorgorlou » autant que l’intellectuel, le chauffeur de clando autant que le professeur de droit. À longueur de journée, les Sénégalais s’enflamment en polémiques passionnées, chacun campant dans un camp, pro ou anti. Rien d’étonnant à cela : ces affaires judiciaires débordent de politique, de social, d’émotion. Elles sont devenues notre théâtre national, là où se cristallisent nos colères, nos frustrations et nos espérances.
Comme chaque fois que la justice occupe le devant de la scène, des notions techniques, jusque-là réservées aux initiés du droit, sont catapultées dans le débat public. Elles s’invitent dans les causeries de grand-places, se vulgarisent à coups de débats télévisés, s’échangent dans le flux des réseaux sociaux. Ainsi, le citoyen ordinaire se retrouve à jongler avec des termes comme saisine, auto-saisine du parquet, retour de parquet, juge d’instruction, information judiciaire, pool judiciaire financier, présomption d’innocence, Haute Cour de justice, haute trahison, article 80, offense au Chef de l’État, diffamation. Tous ces mots, répétés à l’envi, deviennent familiers, mais leur véritable sens échappe souvent à ceux qui les brandissent comme des slogans.
Mais un terme, parmi tous, retient mon attention et me trouble par sa portée : l’intime conviction. Lorsque vient le moment de trancher, le destin d’un homme – sa liberté, son honneur, parfois sa carrière ou sa famille – peut se retrouver suspendu à ce que ressent un juge en son âme et conscience. Voilà donc que la balance de la justice penche non pas uniquement sous le poids des preuves, mais aussi selon ce que croit ou perçoit un homme ou une femme en robe noire.
Sur le papier, le principe séduit. Il rassure, même : qui mieux qu’un juge, formé, expérimenté, peut apprécier une affaire avec discernement et sagesse ? Pourtant, derrière cette apparente noblesse, se cache un danger immense. Car que valent, dans un prétoire, des notions aussi évanescentes que l’âme et la conscience ? Elles relèvent de l’invisible, de l’indémontrable. Elles sont marquées par l’histoire personnelle du juge, ses croyances, ses émotions, ses propres filtres. En clair, elles sont subjectives. Et fonder la justice sur la subjectivité, c’est s’aventurer sur une pente périlleuse. Un juge devrait juger sur la base de preuves claires, tangibles, irréfutables. L’intime conviction peut éclairer un raisonnement, elle peut l’accompagner – comme une lueur dans la nuit des certitudes incomplètes – mais elle ne saurait constituer le socle d’un verdict. Car une justice qui se fonde principalement sur l’intime conviction s’expose toujours au risque de l’arbitraire. Et l’arbitraire, c’est la négation même de la justice.
Voilà pourquoi, au moment où notre pays multiplie les procès qui redessinent sa vie publique et sa mémoire collective, il est urgent de rappeler cette exigence : le droit doit s’appuyer d’abord sur des faits, non sur des impressions. Sur des preuves, non sur des croyances. La justice doit rester la maison du rationnel, et non l’espace où se projettent les états d’âme d’un homme ou d’une femme, aussi respectable soit-il. Car un pays qui fonde sa justice sur des convictions intimes et non sur des certitudes établies, c’est un pays qui accepte de jouer la liberté de ses citoyens à la loterie du ressenti. Et c’est là, vous l’aurez compris, mon intime conviction.