Islam, pétrole et démocratie font-ils bon ménage ? Il faut croire que la réponse est non. En tout cas, c’est la thèse avancée par l’universitaire turc Ahmet Kuru, professeur de sciences politiques et directeur du Centre d’études islamiques et arabes à l’Université d’État de San Diego aux États-Unis. Dans son ouvrage intitulé « Islam, autoritarisme et sous-développement » (traduit en 2024 aux Editions Fenêtres), il soutient que le contrôle de l’État sur les revenus de la rente encourage les dirigeants à rester au pouvoir, et à rejeter la participation du peuple à la gouvernance. L’analyse des données disponibles montre que les pays musulmans représentent entre deux tiers et trois quarts (20 sur 28) de tous les États rentiers dans le monde, alors qu’ils ne constituent qu’un peu plus d’un quart (48 sur 170) de tous les pays pris en compte dans l’indice mondial des taux de rente et d’imposition en pourcentages des recettes publiques. Alors que les pays musulmans possèdent les deux tiers des réserves mondiales de pétrole – ceux situés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord possèdent environ les trois cinquièmes des réserves mondiales – et les trois cinquièmes des réserves mondiales de gaz, ils affichent proportionnellement un faible niveau de démocratisation comparé à d’autres pays rentiers non musulmans.
Par ailleurs, si le lien entre développement économique et démocratie reste discuté, en ce qui concerne le monde musulman, certains auteurs associent directement sous-développement économique, l’identité arabe d’un pays et l’autoritarisme. Sur la base de données datant de 2004 comparant les performances de pays musulmans arabes et non arabes, Alfred Stepan et Graeme Robertson ont montré que ces derniers ont dépassé le niveau de démocratisation attendu sur la base de leur niveau de Revenu national brut (Rnb) par habitant, tandis que les pays musulmans arabes n’ont pas réussi à atteindre le niveau escompté. En conclusion, Stepan et Robertson soutiennent que s’il « n’y a pas de carence démocratique musulman, il existe une carence démocratique arabe ». En utilisant des données de 2010 et 2013, Ahmet Kuru a abouti aux mêmes conclusions. Ces nouvelles données ont révélé qu’il n’y avait toujours pas de pays arabes surperformant, alors que cinq pays musulmans non arabes (Sénégal, Bangladesh, Comores, Sierra Leone et Niger) pouvaient revendiquer cette qualité.
Là où le pétrole a eu un effet pro-démocratique en Amérique latine à l’exception du Venezuela, il a eu un effet pro-autoritaire dans les pays arabes du Golfe. L’une des explications avancées réside dans la proportion de rentes pétrolières par rapport au Pib dans ces deux régions. Ainsi, en Amérique latine, où la proportion est plus faible, les gouvernements élus peuvent allouer les rentes pétrolières à la population et minimiser les inquiétudes des élites quant à la redistribution démocratique de leurs richesses autres que pétrolières par le biais de la fiscalité. Dans les pays du Golfe par contre, la proportion de rentes pétrolières par rapport au Pib étant beaucoup plus élevée, les élites ne souhaitent pas partager ces ressources et s’opposent à la démocratisation. L’autre phénomène lié à la prédominance de l’économie rentière dans les pays musulmans, c’est que les pays riches en pétrole sont plus susceptibles d’être confrontés à des conflits militaires intra-étatiques et inter-étatiques en grande partie, parce que les rentes potentielles incitent les groupes à se battre pour s’approprier les ressources. Les rentes pétrolières ont également contribué à la domination de l’alliance entre oulémas et l’État et à la marginalisation de la bourgeoisie. Or, « pas de bourgeoisie, pas de démocratie » (Barrington Moore).
Cependant, il faut se méfier des explications essentialistes mettant en cause l’incompatibilité de l’Islam avec la démocratie. Un préjugé démenti par le fait que les États laïcs et islamiques soient pour la plupart autoritaires. Même s’il n’est pas encore un pays rentier – il faut au moins 40 % des revenus issus des hydrocarbures -, le Sénégal, qui vient de démarrer l’exploitation de son pétrole, doit tirer les leçons de ce cercle vicieux entre Islam, pétrole et démocratie. Et éviter cette autre forme de malédiction « islamique » du pétrole.
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