Ils s’étaient trouvés dans le fracas des désillusions, dans les marges d’un Parti socialiste devenu antichambre du pouvoir. Khalifa Babacar Sall en homme d’idées, en héraut debout dans la tempête, et Barthélemy Toye Dias en jeune lion rugissant, délaissant la savane tranquille de Tanor Dieng pour les sentiers escarpés de l’opposition réelle.
Ce fut un pacte de sang politique, un compagnonnage forgé dans les creusets du bannissement, de l’exil intérieur et des murs froids de Rebeuss. Leur histoire a commencé comme une fable. Celle du mentor blessé mais toujours noble, et du disciple flamboyant, insatiable d’ascension. Khalifa, dans le repli d’une cellule, voyait en Barthélemy non pas un simple successeur, mais une promesse : celle que la fidélité n’était pas morte en politique, que l’on pouvait encore cultiver la loyauté comme on arrose un baobab.
Barthélemy, lui, regardait son aîné avec l’éclat de ceux qui croient encore que les anciens sont des phares et non des obstacles. Mais la politique, ce n’est pas un couvent. C’est une jungle bruissante d’ambitions, où les alliances se nouent et se dénouent comme foulards au vent. En 2019, quand Khalifa, la voix encore tremblante des relents de prison, choisit Idrissa Seck, Barthélemy fut là. Il suivit. Fidèle comme l’ombre à midi. Ensemble, avec d’autres, ils esquissent Yewwi Askan Wi. Une trouvaille sémantique de Khalifa, cousue main, et qui allait porter l’espoir d’un autre Sénégal.
Puis vint 2024, l’année des grands basculements. Ce fut l’instant du miroir brisé. Khalifa découvrit que Barthélemy n’était plus son reflet prolongé, mais un autre homme. Moins élève, plus stratège. Moins héritier, plus fondateur. Le maire de Dakar ne voulait plus être dans l’antichambre d’un trône qui ne venait jamais. Il voulait sa propre couronne, sa propre légende, son propre chant. La mairie, cette citadelle conquise de haute lutte, devait être plus qu’un bastion : un tremplin. Et pour bondir, il fallait s’alléger. D’un poids devenu souvenir.
D’un protecteur devenu frein. C’est là que le cœur s’est fendu. Pas d’un coup de poignard, non. Plutôt une usure, un frottement discret mais tenace. Le murmure d’une ambition qui s’émancipe, qui ne demande plus conseil mais audience. Khalifa n’a rien vu venir, ou peut-être a-t-il tout vu mais n’a rien voulu dire. Les mentors sont souvent les derniers à comprendre qu’ils ont cessé d’être écoutés. Barthélemy, lui, n’a pas rompu. Il a juste décroché. Doucement. Poliment. Presque tendrement. Mais l’effet fut le même : Khalifa s’est retrouvé seul, face à une scène qu’il avait construite mais dont il n’était plus la vedette. Ce n’est pas la première fois que la politique sénégalaise nous offre un théâtre de fidélités déçues. Senghor et Abdou Diouf. Wade et Idy. Macky et presque tout le monde.
Mais cette rupture-là a une saveur différente. Moins brutale, plus mélancolique. Comme un amour qui ne finit pas en fracas mais en distance. Un amour où l’on ne claque pas la porte. On l’entrouvre, on sort, on s’éloigne à pas feutrés. Et pourtant, dans ce chassé-croisé d’ambitions, nul ne peut dire qui a trahi. Barthélemy n’a pas poignardé Khalifa. Il ne l’a pas renié. Il a juste choisi une autre route. Un autre tempo.
Une autre cadence. Peut-être, au fond, a-t-il voulu faire ce que Khalifa lui-même avait rêvé sans jamais oser : brûler les étapes, bousculer l’ordre établi, forcer le destin. Mais on ne quitte pas un père politique impunément. Même sans clash. Même sans cris. Car le lien n’est pas que de raison. Il est d’affect. De mémoire partagée. De luttes communes et de prisons froides. Ce lien-là, quand il se défait, ce n’est pas un simple fil que l’on coupe.
C’est tout un tissu qui se déchire, une étoffe précieuse que l’on pensait indestructible. Aujourd’hui, les deux hommes se croisent sans se parler vraiment. Ils partagent encore des silences, mais plus des projets. Ils se regardent du coin de l’œil, comme deux comédiens qui ont longtemps joué la même pièce mais sur des scènes désormais rivales. Khalifa, le sage blessé, cherche encore à rassembler les morceaux. Barthélemy, le fougueux, file déjà vers un autre acte, une autre lumière.
L’histoire de Khalifa et Barthélemy n’est pas celle d’une trahison ordinaire. C’est celle d’un rêve qui s’est scindé en deux, comme une rivière qui bifurque. Et chaque rive continue d’exister, mais plus jamais ensemble. On dit souvent que la politique n’est pas affaire de sentiments. Mais quand on gratte un peu, derrière les discours et les alliances, il y a toujours des histoires humaines. Avec leurs tendresses, leurs trahisons, leurs espoirs déçus. Khalifa et Barthélemy nous rappellent que, même sous les habits rapiécés du pouvoir, bat encore parfois un cœur. Et quand ce cœur se brise, ce n’est pas toujours dans le bruit. Parfois, c’est juste un silence un peu plus lourd que les autres.
Sidy DIOP