Pastef – APR ; Pro-Trump – Anti-Trump ; extrême droite – militants de gauche en France. Les exemples sont nombreux. Deux camps peuvent ne pas s’apprécier ; de plus en plus souvent, ils en viennent à se détester. C’est ce qu’on appelle, en sciences politiques, la polarisation affective.
Ce phénomène se manifeste dans des oppositions qui exacerbent les clivages, aussi bien dans l’exercice du pouvoir. Mais cette bipolarisation s’étend également à des pans entiers de la société, notamment dans le sport, notamment dans l’un des plus populaires au Sénégal : le football. Autrefois, le derby dakarois entre le Jaraaf et la Jeanne d’Arc nourrissait les passions.
Mais depuis quelques décennies, le curseur s’est déplacé. L’antagonisme footballistique au Sénégal s’incarne désormais dans le grand classique ibérique : Real Madrid – Fc Barcelone. Mais il n’en fit pas toujours le cas. À la fin des années 1980 et au milieu des années 1990, alors que le football italien régnait sur le monde, le Napoli de Maradona remportait la Coupe de l’Uefa en 1989, trophée également conquis par l’Inter en 1991, 1994 et 1998. Mais c’est surtout le triomphe du grand Milan qui marqua cette époque. Dès l’arrivée de l’entraîneur Arrigo Sacchi, déniché par l’iconoclaste président Silvio Berlusconi, un trio hollandais de légende — Gullit, Rijkaard et Van Basten — fut constitué, et leur invincibilité consolidée. En l’espace de cinq ans, l’Ac Milan remporta deux Ligues des champions sur le score impressionnant de 4-0 (contre le Steaua Bucarest, en 1989, et le Barça, en 1994). Le passionné sénégalais, pour qui regarder un match par semaine relevait déjà du luxe, vibrait au rythme du derby della Madonnina entre Nerazzurri et Rossoneri, ou du derby d’Italie entre Juventinis et Interistes. Cette passion italienne ancrée a fait des émules.
En France, une rivalité montée de toutes pièces entre les supporters de l’Olympique de Marseille et ceux du Paris Saint-Germain fut nourrie par l’arrivée de Canal+ en 1984 et par un storytelling autour de l’opposition capitale/province. Chez les supporters sénégalais, cela donnait lieu à un « clubisme italien et/ou français ». Aujourd’hui, ces séquences où certains clubs européens faisaient battre le cœur des jeunes Sénégalais s’effilochent comme un soleil inexorablement couchant. Il reste quelques escarmouches lors d’un derby de la Madonnina ou du classique français Om – Psg, dont l’issue est désormais souvent favorable à l’équipe parisienne sous pavillon qatari. Cependant, une polarisation affective continue à subsister : celle qui oppose les Blaugranas aux aficionados de la Casa Blanca.
Difficile de dater précisément l’origine de cette césure, ce n’est pas une affaire de datation au carbone 14, si cher à Cheikh Anta Diop, mais plusieurs indices la situent autour du tournant des années 2000. La relégation de Marseille après son titre européen de 1993 et le déclin progressif du football italien ont ouvert la voie à un phénomène qu’amplifiera plus tard la rivalité planétaire entre Messi et Cristiano Ronaldo.
Le phénomène « Barça walla Barsak » (en référence à l’émigration irrégulière) en dit long sur l’enracinement culturel du club catalan, et du football espagnol, dans l’imaginaire sénégalais. Il ne s’agissait plus simplement d’un raccourci linguistique, mais d’un glissement sémantique révélateur d’un nouveau battement dans le cœur du supporter sénégalais. Dans quelques heures, nous serons le 31 mai, une date importante dans le calendrier mémoriel du football sénégalais. Depuis 2002, elle célèbre la victoire des Lions sur les Bleus de France en Coupe du monde. Aujourd’hui, nous sommes loin de certaines polarisations affectives, comme lorsque Marseille disputait l’Europe à l’Ac Milan (quart de finale en 1991, finale en 1993).
Trente-deux ans après la finale de Munich du 26 mai 1993 qui sacra l’Om sur l’Ac Milan, une autre finale dans la même ville opposera, ce 31 mai, leurs rivaux respectifs qu’ils aimaient souvent railler pour leur palmarès moins garni : le Psg et l’Inter. Une victoire parisienne constituerait pour les nombreux supporters marseillais du Sénégal une double peine symbolique : le 31 mai ne serait plus jour de gloire sur la France, mais celui du triomphe de l’ennemi.
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