Giuliano da Empoli, 52 ans, est franco-italien, ancien conseiller politique qui s’est mis à l’écriture. Contre toute attente, il est devenu l’un des auteurs décrivant avec un impact certain la prise de contrôle des dynamiques politiques par les industriels de l’informatique et de la technologie. Avec « L’heure des prédateurs »*, paru le 3 avril dernier chez Gallimard, un texte incisif où il scrute l’ascension d’une nouvelle élite, il dissèque les pratiques des magnats de la Tech et de l’IA qui transforment le désordre mondial en instrument de pouvoir. Giuliano da Empoli estime que « l’alliance des magnats des nouvelles technologies et des populistes » met l’humanité à « l’heure des prédateurs ». Cette convergence a accompagné le retour au pouvoir d’un homme comme Donald Trump avant que des divergences d’intérêt ne l’opposent au représentant le plus éminent de ces nouveaux « tueurs », Elon Musk, l’homme le plus riche de la planète.
L’ouvrage est un court essai de 110 pages qui accroche l’auteur dès son entame, car il y est question du comportement d’un roi aztèque face à l’arrivée des premiers conquistadores. Bien sûr, ce souverain fera le mauvais choix de croire que les Espagnols conduits par Cortès n’étaient animés que de bonnes intentions… Dans cette œuvre à mi-chemin entre fiction et analyse des enjeux contemporains, Da Empoli explore la montée de ce qu’il nomme « les nouveaux prédateurs » politiques, dirigeants qui cultivent le chaos comme ressource de pouvoir, rompant avec l’idée que l’ordre est gage de stabilité. Il cite Vladislav Sourkov, théoricien du « chaos contrôlé » au service de Poutine, Namib Bukele, président du Salvador, adepte d’une démocratie à parti hégémonique et de coups d’éclat médiatiques, et Javier Milei, le leader Argentin arrivé au pouvoir avec une tronçonneuse comme emblème politique. Et ils sont désormais dotés d’une puissance nouvelle, et sans doute inégalée : l’ingénierie algorithmique des plateformes numériques.
« Ils transforment l’action politique en gestes spectaculaires, destinés à sidérer plus qu’à gouverner », écrivait l’auteur dans l’essai qui avait assis sa notoriété, « Les ingénieurs du chaos » paru en 2019. Il dressait alors le portrait des promoteurs du « techno-populisme » qui ont renouvelé les techniques classiques de l’art politique, favorisant des organisations comme le mouvement « 5 Etoiles » en Italie. L’un d’eux résume dans l’essai de Da Empoli leur manière de faire : « Si vous voulez vendre du coca dans une salle de cinéma, une agence de communication traditionnelle va vous dire de multiplier les points de vente, de placer des affiches dans des endroits de passage, etc. (…) des trucs inutiles qui ne font pas vendre une canette de plus mais qui font vivre toute une économie de parasites. Nous ne travaillons pas comme ça, ce qui nous intéresse ce n’est pas le produit mais le consommateur. (…) et savez-vous pourquoi le spectateur achète du coca ? Il boit parce qu’il a soif. Alors la seule chose à faire, c’est d’augmenter la température de la salle de cinéma. C’est ce que nous faisons. Nous augmentons la température pour que les gens aient soif ». Dans nos démocraties en Afrique subsaharienne, cette stratégie des « prédateurs » pourrait susciter des vocations devant l’ampleur des défis. Mais c’est un programme comme un couteau à double tranchant. Ici, plus qu’ailleurs, les réseaux sociaux peuvent amplifier les fausses nouvelles, les discours de haine et la propagande politique, jusqu’à perturber les processus électoraux ou saper la légitimité des institutions. Les anciens rappellent systématiquement que là où les contre-pouvoirs vacillent, augmenter la « température » reviendrait à affaiblir la démocratie. Car, sous nos tropiques, il fait déjà assez chaud…
samboudian.kamara@lesoleil.sn