«Mon Dieu ! Qu’avons-nous fait ? », s’écria Robert Lewis, l’un des copilotes de l’Enola Gay, l’avion qui venait de larguer la bombe atomique sur Hiroshima. Ce matin du 6 août 1945, la déflagration causa la mort presque instantanée de 80 000 Japonais. C’était il y a 80 ans. Trois jours plus tard, les États-Unis bombardaient Nagasaki, précipitant la reddition inconditionnelle du Japon. L’utilisation de l’arme atomique, les 6 et 9 août 1945, a inauguré une ère de prolifération de la mort et de banalisation de l’horreur. Rapidement, pourtant, les principaux artisans de cette invention exprimèrent leur malaise, voire leurs regrets, face aux conséquences de leur création.
Contrairement à ce qu’avaient avancé les autorités américaines, la décision du président Truman de recourir à l’arme nucléaire ne répondait pas uniquement à une nécessité militaire. Elle relevait aussi de calculs de politique intérieure, Truman venait de succéder à Roosevelt et devait asseoir sa légitimité, ainsi que d’une volonté d’intimidation à l’égard de l’Union soviétique de Staline, dont le charisme s’était déjà affirmé sur la scène internationale. Parmi les voix les plus critiques, Kenneth Bainbridge, physicien américain impliqué dans le projet Manhattan, déclara à Robert Oppenheimer, directeur scientifique du programme : « Maintenant, nous sommes tous des fils de putes. » Un propos brut qui dit l’ampleur du remords. Albert Einstein lui-même, bien qu’ayant participé de manière indirecte à la fabrication de la bombe, regretta profondément son rôle. « Nous savions que le monde ne serait plus jamais le même », confia Oppenheimer en 1965. Se souvenant des écritures bouddhistes de la Bhagavad-Gita, il ajouta : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes. » Ces paroles résonnent comme un aveu lourd, mais bien tardif au regard des désastres d’Hiroshima et de Nagasaki. Car, des années durant, les cerveaux du projet Manhattan avaient engagé une véritable course à la mort. Dans une Amérique traumatisée par l’attaque de Pearl Harbor et les kamikazes japonais, le président Truman, derrière ses allures de notable de province, n’hésita pas. Le 2 août 1945, à la fin de la conférence de Potsdam, il reçut un message laconique : « Le bébé est né. » Il s’agissait de la bombe.
Mais comme toute naissance, celle-ci a nécessité une conception. Et pour enfanter ce monstre, il a fallu des corps étrangers, une matière première d’origine lointaine : l’uranium. Ce que l’histoire retient moins, c’est que cet uranium venait d’Afrique. Le combustible utilisé pour « Little Boy », la bombe larguée sur Hiroshima, provenait de la mine de Shinkolobwe, située dans l’actuelle Rdc (ex-Congo belge), alors sous domination coloniale belge. Ce gisement, situé dans la région du Katanga, était l’un des plus riches en uranium au monde. Dès 1939, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada identifient son importance stratégique. Ils négocient alors avec le gouvernement belge en exil à Londres, mais surtout avec Edgar Sengier, directeur de l’Union minière du Haut-Katanga, pour obtenir l’exploitation de la mine, qui était alors fermée. En mai 1944, quelque 1 750 tonnes de minerai sont expédiées. C’est cet uranium africain, enrichi dans les laboratoires du projet Manhattan, qui sera intégré aux deux bombes atomiques : « Little Boy » pour Hiroshima et « Fat Man » pour Nagasaki.
Après la guerre, la mine de Shinkolobwe devient un enjeu géopolitique majeur. La Belgique en conserve le contrôle jusqu’à l’indépendance du Congo (Zaïre puis Rdc) en 1960. Dans cette tragédie mondiale, l’Afrique a joué un rôle aussi décisif qu’invisible. Sans uranium africain, pas de bombe. Sans bombe, peut-être pas de capitulation japonaise. Cet uranium, qui pouvait être civil pour une utilisation pacifique en énergie, a été un legs à l’humanité d’avoir la capacité de s’autodétruire. Et depuis 80 ans, cet héritage est malheureusement bien entretenu.
moussa.diop@lesoleil.sn