L’actualité médiatico-politico-judiciaire sénégalaise tourne, depuis quelques jours, autour d’un nouvel échange entre un chroniqueur autoproclamé et un député autosaisi, sur fond de divergences automatiques de styles et d’appartenance idéologique. Après une première manche déjà bien salée, en plein mois de Ramadan, pas de diète pour la diatribe, la riposte a eu lieu vendredi dernier.
Une joute verbale certes, mais dont chaque propos sorti avait un objectif, clairement défini, de faire mal, de détruire sinon d’anéantir l’autre. L’époque des jeux de Rome n’est pas si lointaine. Et les controverses, après tout, sont aussi vieilles que le monde. Elles ont toujours opposé visions, égos et idéaux. L’histoire en est jalonnée, à commencer par la célèbre controverse de Valladolid. Ce débat, tenu en 1550-1551 en Espagne, portait sur le statut des Amérindiens et la légitimité de la colonisation espagnole. Deux figures majeures s’y affrontaient : Bartolomé de Las Casas, défenseur acharné de l’humanité et des droits des Indiens, et Juan Ginés de Sepúlveda, qui justifiait leur assujettissement au nom d’une prétendue infériorité.
Ce débat marqua un tournant : il permit de reconnaître l’humanité des peuples amérindiens et sema le doute sur les fondements moraux de la colonisation. Mais il eut, indirectement, une tragique conséquence pour l’Afrique : le remplacement progressif des Amérindiens dans les colonies par des esclaves africains. La traite négrière a duré plus de trois siècles, faisant des millions de victimes. Si ses conséquences sont largement chiffrées, la controverse qu’elle suscite peut aussi être d’ordre littéraire. Celle, orageuse, qui opposa Arthur Rimbaud et Paul Verlaine au XIXe siècle en est un exemple saisissant. Elle continue d’interroger notre rapport à la création artistique et à la manière dont une société célèbre ou condamne ses figures.
Cette controverse n’est pas sans rappeler une autre, survenue dans la seconde moitié du XXe siècle, entre deux grandes figures de la littérature française : Albert Camus et Jean-Paul Sartre. Elle portait sur la légitimité de la violence révolutionnaire, dans un contexte de débat sur l’état du communisme et le rôle de l’Union soviétique. Sur un plan plus philosophique, le « différend » entre Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778) et John Locke (1632 – 1704), puis dans une moindre mesure avec Hobbes (1588 – 1679), met en lumière deux conceptions opposées de la nature humaine et du contrat social. Ils n’ont presque pas vécu au même moment donc c’est une opposition d’idées. Pour Rousseau, l’homme n’est pas naturellement sociable, et le contrat social masque bien souvent une domination des riches sur les pauvres. Il s’oppose ainsi à l’optimisme de Locke et de Hobbes, qui voit dans la société un instrument de liberté et d’égalité. Cette controverse soulève des questions fondamentales : l’origine de l’inégalité, le rôle de l’État, et la nature même du progrès. Plus récemment, en septembre 2019, une controverse intellectuelle a opposé deux figures majeures de la pensée sénégalaise : le philosophe Souleymane Bachir Diagne et l’écrivain Boubacar Boris Diop. Tout est parti d’un hommage rédigé vingt ans plus tôt par Bachir Diagne, intitulé In the Den of the Alchemist (« Dans l’antre de l’alchimiste »), consacré à Cheikh Anta Diop et republié par une revue sud-africaine. À sa lecture, Boubacar Boris Diop, écrivain à succès et journaliste de renom, a publié une tribune intitulée « Bachir, tu permets ? », dans laquelle il conteste la manière dont le philosophe représente la figure de Cheikh Anta Diop, qu’il juge réductrice, voire condescendante.
Le « Je vous en prie » de Souleymane Bachir Diagne n’était qu’un apparat de cordialité : tout en rendant hommage au professeur Diop, il revendiquait le droit à la critique. « Pour moi, l’affaire est close », concluait-il. De son côté, Boris Diop mettait un point final en se réjouissant que « les idées de Cheikh Anta Diop ont rarement été aussi présentes dans l’espace public sénégalais ». Un débat d’un autre niveau que celui de nos deux gladiateurs verbaux cathodiques de nos vendredis soirs. Ils devraient se souvenir que l’avenir peut aussi se construire sans cris ni adversaire à terre.
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