Souvenirs d’enfance, plats récurrents, lassitude assumée et humour en guise de résistance. Dans nos familles, certaines habitudes culinaires s’imposaient comme des lois non écrites. Le khaako, le mbaxal ou le thiéboudieune ne nourrissaient pas que nos corps… Ils ont aussi forgé nos souvenirs.
Il m’arrive souvent de tomber sur des vidéos anodines qui déclenchent en moi des souvenirs insoupçonnés. Ce fut le cas récemment avec un extrait d’une émission télévisée diffusée chaque vendredi soir. On y voyait l’un des chroniqueurs raconter une anecdote pleine d’humour, mais aussi de vérités profondes, sur les habitudes culinaires dans nos familles. Il évoquait « une grève » qu’il avait menée, enfant, contre la permanence du « khaako» dans les diners familiaux. Son défunt père, disait-il, avait instauré une véritable dictature du plat unique: le « khaako», une sauce épaisse à base de feuilles de «Never Die» (moringa) associée au couscous, très répandue dans le Fouta comme dans le Sine-Saloum. Une habitude devenue rigide, presque sacrée.
Cette histoire m’a aussitôt rappelé celles de mon enfance, où régnait aussi la tyrannie du plat imposé. Chez un ami d’enfance, dans le Saloum, c’était «mbaxal- saloum» tous les soirs : un plat de riz aux saveurs prononcées, mélange de pâte d’arachide et de condiments spécifiques. Lassé, il trouvait refuge un jour sur trois chez moi. Mais là aussi, c’était couscous tous les soirs. Seule la sauce changeait.
Un répit tout relatif, donc. Ailleurs, dans certaines familles wolofs, le « thiébou-dieune» régnait en maître. J’ai vécu dans l’une d’elles, au début des années 90, à Guédiawaye. Tous les jours, le même plat, mais il alternait entre « thiéb rouge » et «thiéb blanc ». Une forme d’innovation dans la continuité.
Mais rien n’égalait la rigueur du Fouta de mon enfance. À Madina Torobé, à la fin des années 80, le « khaako» était la règle d’or. Seul recours pour ceux qui n’en pouvaient plus : du couscous adouci au lait de vache. Mon cousin me glissait souvent à l’oreille, sur un ton mi-sérieux, mi-compatissant : Mange… mais ne regarde pas le plat. La noirceur pourrait te décourager. Ma technique ? Me tenir assis assez loin du bol, de sorte que ma main puisse quand même atteindre le centre du plat, tout en gardant le regard ostensiblement détourné. Je revois encore notre ami du Saloum qui, dans un élan quasi philosophique, lançait :
– On dit que Dieu donne à chacun de quoi mettre dans la bouche… Mais si c’est pour y mettre du «mbaxal-saloum » ou de la bouillie tous les jours de l’année, franchement, Bro, il aurait pu faire des économies de création. Oui, les habitudes culinaires sont comme des rituels d’identité. Elles trahissent nos origines, nos appartenances, nos nostalgies… et parfois, nos souffrances silencieuses de gourmets frustrés. Derrière chaque plat imposé se cache sou- vent une histoire de transmission, de pauvreté déguisée ou de fierté ethnique. Et peut-être qu’en réalité, derrière la dictature du «khaako», se dissimulait une économie de moyens.
Ou, tout simplement, un goût. Un attachement viscéral à une tradition – aussi indigeste fût-elle pour certains jeunes rebelles.