Dans l’enthousiasme d’une alternance politique, il est parfois difficile de distinguer le mouvement des grandes idées de celui des grandes ambitions.
L’avènement de Pastef au pouvoir, porté par le duo Diomaye – Sonko, offre un exemple frappant de cette dualité ancienne : celle du révolutionnaire et du politicien. D’un côté, le révolutionnaire. Il marche, il lutte, il rêve. Il sacrifie sa carrière, sa liberté, parfois sa vie, sur l’autel d’un idéal qu’il croit supérieur à lui-même. Il est l’homme de la nuit des prisons et des matins d’espoir. Dans son discours, la vérité est nue, l’engagement total. Rien n’est négociable. Le pouvoir n’est pour lui qu’un instrument — lourd, dangereux, mais nécessaire — pour transformer radicalement la société. De l’autre, le politicien. Il navigue, il calcule, il compose. Il parle d’idéaux comme on brandit une enseigne, mais ses pas suivent le chemin le plus praticable. Il s’installe dans le pouvoir comme dans un fauteuil un peu large, ajustant les coussins, savourant les honneurs et distribuant les promesses comme des cartes à jouer. L’objectif n’est plus la révolution, mais la longévité ; non plus la rupture, mais l’adaptation.
Aujourd’hui, au banquet de Pastef, les deux approches se retrouvent, assises côte à côte, dans un équilibre instable. Les révolutionnaires sont là, encore portés par la ferveur des meetings, fidèles à l’esprit d’insoumission qui a porté leur cause. Mais, tout autour d’eux, se pressent les politiciens, ces vieux routiers du pouvoir, passés maîtres dans l’art de changer de peau sans changer d’habitudes. Car il faut bien reconnaître à ces politiciens une remarquable capacité d’adaptation. Ils manient à la perfection leurs iridocytes, ces fameuses cellules qui permettent au caméléon de changer de couleur selon les circonstances. Hier chantres d’un système honni, aujourd’hui thuriféraires d’un pouvoir neuf, ils arborent sans ciller les oripeaux de la rupture, tout en perpétuant les réflexes de l’ancien régime. Le paradoxe est frappant : l’anti-système accueille en son sein les enfants du système. Le pouvoir nouveau s’entoure des visages d’hier, grimés en compagnons d’avant-garde. Les mots changent ; les méthodes parfois moins. Le discours se fait révolutionnaire ; les pratiques restent familières. Cette cohabitation n’est pas sans risques. Car l’irritation guette.
Dans un premier temps, l’enthousiasme populaire peut servir de vernis. Les attentes sont immenses, la patience généreuse. Mais bientôt viendra le temps des bilans, et la société regardera de plus près. Elle cherchera à savoir si le pouvoir a vraiment changé de nature, ou seulement d’apparence. Si la rupture annoncée n’était qu’une parenthèse avant un retour au ronron des habitudes. Déjà, certaines tensions affleurent. Les révolutionnaires purs se méfient des compagnons de la dernière heure. Ils redoutent que la noblesse de leur cause soit diluée dans le pragmatisme quotidien, que les grandes espérances se dissipent dans les jeux d’appareil, que la vertu politique se laisse corrompre par la tentation de durer. Les politiciens, eux, observent ces idéalistes avec un sourire indulgent, un peu moqueur : ils espèrent que la réalité du pouvoir use les plus beaux élans et que l’ivresse des débuts cède à l’âpre gestion de l’ordinaire. Le défi de Pastef est là, précisément : ne pas laisser la révolution se dissoudre dans la politique comme un sucre dans l’eau tiède.
Tenir ensemble la ferveur du commencement et l’intelligence de l’exercice du pouvoir. Préserver l’esprit tout en maîtrisant la matière. Garder l’ambition intacte sans céder aux petits accommodements quotidiens qui défigurent les grandes causes. C’est une tâche redoutable, car l’histoire enseigne que les révolutions finissent rarement entre les mains de ceux qui les ont portées au plus haut. L’usure du pouvoir est un fait aussi certain que la gravité. Et la force d’inertie du système, que l’on croyait abattu, est souvent le plus grand adversaire de ceux qui entendaient le renverser. Pour l’instant, la musique est belle, la scène lumineuse.
Diomaye et Sonko incarnent encore cet espoir collectif d’un changement véritable, non pas seulement d’hommes, mais d’esprit et de méthode. Mais dans les coulisses, les vieux réflexes s’aiguisent, les réseaux s’activent, les ambitions s’aigrissent. L’irritation menace, à mesure que les citoyens attentifs reconnaissent dans l’apparat du pouvoir des gestes et des sourires d’un passé qu’ils croyaient révolu. Alors, que restera-t-il de la promesse révolutionnaire ? Un simple passage de témoins entre politiciens de générations différentes, ou l’ébauche d’une véritable mutation politique, sociale et morale ? La réponse n’est pas écrite. Elle se forge chaque jour, dans les choix petits et grands du nouveau pouvoir. Une révolution n’est pas seulement une victoire contre l’adversaire. C’est, surtout, une victoire sur soi-même. sidy.diop@lesoleil.sn