«Sourissez» au lieu de « souriez ». C’est ainsi que s’exclamait, avec un malin plaisir, un photographe cher à mon enfance, à l’adresse de celles et ceux dont il capturait l’image, le temps d’un instant. En France, on dirait plutôt « Ouistiti ». Une astuce pour faire jaillir des sourires francs du collier, non convenus pour des moments d’éternité. Les plus grands gourous et stratèges recommandent aux leaders politiques de sourire, de rire même avec le public. Car lorsqu’on rit avec quelqu’un, on se sent immédiatement plus proche de lui. Le rire, c’est un réflexe social, instinctif, universel. C’est un signal vocal et visuel particulier, une « grimace » positive, un geste presque animal et pourtant profondément humain. Il échappe souvent aux études scientifiques. Peut-on sérieusement demander à quelqu’un de rire en laboratoire pour en analyser le sens profond ?
Ce serait aussi alambiqué que de se laver le visage en commençant par le menton, pour reprendre un dicton de ma mère. De rire, notre cœur ne s’arrête jamais de battre car c’est du sport. Une activité physique à part entière, aussi bénéfique pour le corps que pour l’esprit. Parfois plus efficace que toutes les pilules anti-stress. Comme la peur ou la colère, le rire convoque notre nature première. Il surgit sans prévenir, souvent dans les situations les plus inattendues. Le fou rire en est témoin. Il n’est pas de moment délicat qu’un rire bien placé ou un sourire bienveillant ne puisse désamorcer. À gorge déployée, en coin, discret ou énigmatique comme celui de Mona Lisa ; bruyant et contagieux comme celui d’Omar Sy, l’acteur franco-sénégalais ; ou encore perfide comme celui de Commode, le fils indigne de Marc Aurèle : le rire révèle l’homme. C’est une empreinte aussi unique qu’un test Adn. Il dessine les contours de notre personnalité, trace les lignes de notre caractère, révèle notre surmoi. Il peut incarner le génie d’une époque — comme le sourire de la Joconde symbolise la Renaissance — ou le vent de liberté du Siècle des Lumières.
Aujourd’hui encore, dans la pop culture ou l’art contemporain, le rire est un langage. L’artiste chinois Yue Minjun en a fait sa signature : ses personnages rient à gorge déployée pour dénoncer l’absurde, la violence, l’oppression. Mais rire, c’est aussi une affaire de dents. L’histoire du sourire est indissociable de celle de l’hygiène bucco-dentaire. Dans la Grèce et la Rome antiques, on comprenait déjà l’importance des soins dentaires : pinces à dents, prothèses rudimentaires, pâtes à mâcher… Pourtant, les affections étaient fréquentes, et garder la bouche fermée permettait parfois d’échapper aux moqueries. Cela pourrait d’ailleurs expliquer, en partie, le sourire discret de la Joconde, le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci exposé au célèbre musée parisien du Louvre, juste en face des Noces de Cana de Véronèse. De ce courant, il y eut un tournant. En 1787, Élisabeth Louise Vigée Le Brun ose peindre un portrait de femme souriante. Présenté au Louvre, le tableau scandalise. Une femme qui montre ses dents ? Inconvenant. Subversif pour le commun des mortels et la haute intelligentsia française de l’époque. Et pourtant, le sourire a empêché des conflits. Il a désamorcé des tensions.
Le cousinage à plaisanterie en Sénégambie a permis à des ethnies, et à l’intérieur même de communautés, de s’épargner mutuellement pendant les périodes d’esclavage et de traite humaine. Il a fait chavirer des cœurs, écourter des respirations, accélérer des pouls, produire des sensations charnelles, transformer des adultes d’un âge révolu en adolescents libidineux. De tout âge, de toutes religions, de toutes conditions sociales, le sourire s’affiche : édenté, carnassier, diadème, ultrabright. Jovial ou amer. Symbole ou énigme. Il est unique. Le sourire, c’est aussi celui gravé dans l’or du masque de Toutankhamon, ou sculpté sur les bustes du Sphinx. Il existe même un Ange du sourire. La cohorte d’étudiants sénégalais à Reims (France) peut témoigner de l’existence de l’Ange au Sourire — dit aussi « le Sourire de Reims » — qui veille depuis 1240 sur la façade de la cathédrale de cette ville de la région de l’Aube, connue pour sa formidable équipe de foot des années 50 mais aussi pour son champagne des jours de fête. Et ce mercredi 7 mai, le rire était fêté au Sénégal à l’occasion de la journée internationale qui lui est dédiée. Peu de personnes ont eu une dent contre cette célébration qui a tant fait sourire.
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