Il y a, dans la mémoire des hommes, des refrains qui ne meurent jamais. J’ai souvent entendu des voisin des oncles, des voyageurs passants, chanter
la beauté de leur village, les yeux embués, comme si chaque note réveillait un pan de leur jeunesse enfouie. Il m’arrive, moi aussi, quand je ne fredonne pas l’une de mes sourates préférées, de reprendre cette chanson célèbre. Je tais le nom du village d’origine, et j’y glisse doucement celui de mon terroir. Nioro du Rip. Trois mots qui sonnent comme une marche royale. Trois mots pleins de poussière, de rites, de palabres et de parfums de terre mouillée. Pour le distinguer de son homonyme malien, on l’a rattaché au Rip, ce pays du plein Saloum, voisin si intime de la Gambie que nos vies s’y confondaient autrefois. Tout venait de là-bas : de Farafénié, sur- tout. Les habits, les chaussures, le riz, l’huile, le sucre, le savon… un monde dans un sac de jute. << Quand la rivière déborde, dit un proverbe africain, elle ne choisit pas les villages qu’elle abreuve. >> Ainsi en allait-il de la Gambie pour nous : elle débordait dans nos vies, simplement. Seules les céréales locales, mil, maïs…, venaient de nos propres efforts, de nos propres reins courbés sous le soleil ardent. L’arachide, notre pétrole rural, notre mine douce, venait remplir les greniers et alimenter les rêves. Dans le doux Rip, jusqu’au début des années 2000, il faisait bon vivre. La survie n’était pas un mot que l’on prononçait. La soudure n’était qu’un vieux spectre connu des livres et des anciens, pas une réalité ram- pante comme aujourd’hui. Dans notre immense quartier, Texas – oui, Texas! – bastion des têtes brûlées, chaque famille cultivait son lopin de terre. Non pour devenir riche, mais par devoir, par honneur, par la certitude ancienne qu’une famille sans terre est une famille sans colonne vertébrale.
Les récoltes, excellentes ou modestes, étaient entreposées dans des greniers qui restaient intacts, parfois pendant des mois, protégés par une discipline collective rare. La manne financière de l’arachide, elle, servait à rénover les maisons, mari des épouses et égayer les soirées. Car chez nous, l’art n’était jamais un tyran solitaire : il devait se t former en fête, en chaleur, en tambour. Chaque après-midi, les « sabar » (séances de tam- tam) faisaient vibrer les femmes. Chaque nuit, le mbapatt notre lutte traditionnelle – prenait le relais jusqu’à l’aube. Dans la poussière flottaient les cris, les encouragements, la fierté brute. Au rythme des tam-tams, personne n’était spectateur: chacun devenait acteur d’une joie ancestrale. Quels que soient ta fonction, ton costume ou tes responsabi- lités, tu finissais, malgré toi, à sautiller, bras ballants, hanches en retrait, suivant ce tempo qui semble sortir du sol plus que des instruments.
Le << lagg », cette danse propre à notre terroir, pos- sédait les corps. J’avais un maître à l’école élémen- taire: un grand batteur, un de ces hommes pour qui le tam-tam n’est pas un instrument, mais une langue. Quand il entrait en scène au cœur de la nuit, à l’ouverture du grand combat, l’extase montait en spirale. On disait alors: << Quand le tambour parle, même les ancêtres approchent. » Et c’était vrai. Ces moments de bonheur, ces parenthèses de no- vembre à janvier, rien ne pouvait les entamer. La politique? Une rumeur lointaine. On n’en parlait que distraitement, entre le repas de 14h et la prière de asr, comme on évoque une pluie annoncée qui ne concerne pas notre horizon immédiat. Il suffirait d’une petite organisation, presque une mutuelle in- visible, pour que cette période s’allonge, pour que le bonheur gagne du terrain dans toute la contrée. C’était cela, vivre ensemble. Cela, être << ripois >>. Cela, appartenir à Nioro du Rip: marcher au rythme de la terre, et croire, encore et encore, que le bon- heur pouvait être une saison qui ne finit pas.


