À défaut d’avoir une parole en or, beaucoup préfèrent avoir le mot qui blesse – et un bon forfait internet. Raisonnement par l’absence. Imaginons un peu le Sénégal sans les réseaux sociaux. Le tableau serait assurément autre.
L’espace public est maintenant vermoulu par l’irrévérence. Les injures sont à portée de clic. Personne n’y échappe. Heureusement que les réseaux sociaux ne sentent pas, sinon l’odeur du débat national serait irrespirable. Pourtant, même en Patagonie, on peut raisonnablement penser que Facebook et Tik-Tok s’y déploient, mais les oreilles de ses habitants n’y sifflent pas par autant de grossièretés que celles en passe de devenir l’identité de notre récit collectif. C’est donc l’usage sénégalais des réseaux sociaux qui est en question. Pas que le gros mot soit nouveau ici, mais il est devenu systématique au point que « la conversation » perd en participation, beaucoup de Sénégalais qui avaient beaucoup à dire préférant maintenant la position du spectateur intéressé des controverses 2.0.
Il serait trop facile d’évoquer la haine, la jalousie ou la méchanceté, tares trop simplistes. Il ne serait pas exagéré de parler maintenant de pathologie. Nous sommes contemporains d’une révolution, celle de la fin du monopole de la prise de parole dans l’espace public. Et cette nouvelle opportunité ne donne à voir qu’une société polarisée où le consensus semble nous filer entre les doigts. C’est un déclassement culturel dont on aurait tort de croire qu’elle ne s’explique que par la conjoncture politique. La culture, dit-on, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Historiquement, l’injure gratuite et l’allusion perfide ne courent pas nos mémoires. Bien sûr, des saillies sont restées célèbres, comme le fameux propos de l’acteur Abou Camara (Rip), jouant le rôle de l’Imam dans « Guéléwar » de Sembène Ousmane, alors que deux communautés se disputaient à cause de l’enterrement de Pierre-Henri Thioune dans un cimetière musulman, lui le catholique. « Le premier qui bouge, je… ».
Et l’un des témoins de s’écrier : « l’Imam a blasphémé ». Consternation. Il y a encore ce rituel, aujourd’hui à l’abandon du « xaxaar », consistant à abreuver d’injures les plus salaces, sorte de bizutage oral lors de la nuit de noces. Qu’elle intègre ou pas un ménage polygame, ce sont ses coépouses et les autres femmes de son nouveau milieu qui essaient, autant que faire se peut, de lui broder et de lui faire enfiler un tricot de défauts imaginaires en vue de la « déstabiliser ». Une manière, pour les femmes mariées, de souhaiter la bienvenue à la nouvelle épouse venue intégrer leur cercle. Et elles n’y allaient pas par quatre chemins pour secouer la « trouble-fête ». C’est foncièrement beau, c’et identitaire, c’est l’expression d’un mode de vie. Il en est autrement aujourd’hui, même si notre patrimoine langagier n’a toujours pas été aseptisé. L’allusion perfide à la mère a souvent été une arme fatale pour dire son courroux.
Cela dépend aussi des communautés. Certaines ethnies au Sénégal excluent d’emblée les gros mots. Dans certaines contrées du Sénégal, leur usage peut encore faire passer de vie à trépas. Mais si, mais si… On ne saurait accuser un certain modèle hégémonique de l’entretenir mais le fait est que la culture urbaine l’encourage. Si jadis l’injure était élaborée, si l’on ose dire, aujourd’hui, elle n’a plus aucune qualité au sens de contribution à une démarche intellectuelle. Il y a que beaucoup d’usagers des réseaux sociaux éprouvent des difficultés à s‘exprimer dans une langue en particulier. Quand le vocabulaire est pauvre aussi bien dans une langue nationale qu’en français, l’injure est le chemin le plus rapide pour marquer son territoire. Le vrai drame, ce n’est pas que tout le monde ait la parole. C’est que beaucoup l’aient… sans dictionnaire.
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