Nathalie Sarraute, l’une des icônes du Nouveau roman, a théorisé dans les années 1950 « L’ère du soupçon » dans la littérature. À travers cette critique, elle s’insurgeait contre le fait que le « personnage », pilier solide et inamovible du roman depuis toujours, devenait – sous l’écriture des « nouveaux romanciers » – de plus en plus fragile et instable, progressivement plus mince, laissant transparaitre la présence de son « auteur ».
Dans la terminologie de Nathalie Sarraute, le personnage était devenu « suspect », aussi bien pour l’écrivain que pour le lecteur. Il n’était plus le représentant indiscutable de l’auteur qui se cachait derrière sa créature, mais plutôt son reflet… lui aussi suspect. À l’ère les réseaux sociaux, le pseudonyme joue, si l’on peut dire, le rôle du personnage dans le roman, mais progressivement, ce personnage virtuel a cédé la place à l’individu. On n’est plus dans le registre de l’espace public avec ses codes et ses règles permettant un débat structuré. Mais à la différence de la littérature, il est de plus en plus difficile de dialoguer avec ce « suspect » 2.0.
En effet, l’un des premiers principes de la démocratie est de lutter contre la tyrannie mais elle doit aussi permettre la critique intérieure d’un pouvoir contre ses propres abus. La liberté d’opinion ne consiste pas seulement à ne se voir imposer aucun dogme par le pouvoir mais aussi d’être en droit de critiquer le pouvoir et même les institutions qui protègent la liberté d’opinion. Mais la critique, aujourd’hui, présente un autre risque : d’être transformée en soupçon. Un soupçon sur la démocratie et contre elle. Un soupçon sur le fondement même de la démocratie. Dans notre précédente chronique nous expliquions que la démocratie, au lieu de bannir les opinions contraires et les conflits ou même la violence, les canalise par une convention commune, des règles et un cadre d’expression. C’est le paradoxe de la démocratie : permettre un équilibre de la confiance et de la critique. Ce soupçon démocratique est amplifié par Internet et les réseaux sociaux.
Les messageries court-circuitent les institutions et permettent de nouvelles pratiques du soupçon : les rumeurs, la désinformation et les commentaires haineux. Ceux qui ne partagent pas nos opinions sont discrédités, intimidés. Les médias qui ont toujours été perçus comme des « instruments du pouvoir » et de vouloir « manipuler les esprits » sont accusés d’être des « fake news ». Scepticisme, méfiance et incrédulité sont aujourd’hui les sentiments dominants des citoyens à l’égard des médias. Paradoxalement, ce discours est alimenté par le complotisme qui, comme on le sait, se nourrit de la désinformation. Ce soupçon généralisé n’épargne pas les institutions démocratiques soupçonnées de malveillance. Le flot de messages haineux, pour ne pas dire insultant, lus récemment sur la page Facebook de la présidence de la République, en est une parfaite illustration. Les gouvernants sont ainsi sommés de s’expliquer sur la moindre affaire, de montrer patte blanche aussi bien sur les supposés conflits politiques que sur les secrets d’État.
C’est une curieuse compréhension de la devise de la démocratie : « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Faut-il se féliciter ou s’inquiéter de cette nouvelle forme de transparence ? On sait que toute démocratie digne de ce nom a besoin de garde-fous, de vigies, mais plutôt que de renforcer la transparence, le soupçon agit comme un poison, minant la confiance dans les institutions et entre les citoyens. Et désormais, l’IA amène de nouvelles solutions mais aussi de nouveaux problèmes, que ce soit pour la compréhension de l’outil et son utilisation ou pour le perfectionnement des arnaques et de la désinformation.
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