Le paravent a toujours été un compagnon de notre quotidien. À l’entrée de la demeure, c’est un petit mur en paille, en zinc ou en briques qui préserve l’intérieur de la maison des regards intrus ou carrément inquisiteurs. Nous l’appelons « mbañ gacce » ou voile de la pudeur préservant du déshonneur. Ce cache-misère a son pendant en matière électorale. Il s’agit de l’isoloir, dépeint comme un « mbañ gacce ». Sa fonction patriotique a été sanctuarisée par le défunt Pr Madior Diouf dans une formule très connue : « Laissez les adeptes de la politique politicienne manœuvrer à travers l’achat des consciences grâce à l’argent du contribuable qui est donc le vôtre. Une fois dans l’isoloir, faites le meilleur choix pour votre pays ». Plus loin dans le temps, dans les grandes demeures où la famille promouvait l’apprentissage de la vie en communauté et la transmission des valeurs, des pièces spacieuses avaient un côté intime isolé à l’aide d’un paravent.
Espace de repos ou dressing, c’était la zone interdite au regard extérieur. C’était l’époque où un jeune ne s’asseyait pas sur le lit d’un adulte et où la main ne se promenait pas au centre du plat que l’on tenait de ses doigts tout en soignant sa manière de mâcher les aliments. Les reliefs des repas, viande rouge ou blanche, étaient appelés « ndawal ». Justement, lorsque certains jeunes ont commencé à regarder la société dans les yeux pour revendiquer le droit à la différence, cette vague de défiance des années 1990 a été caricaturée sous l’expression « Génération teggui ndawal ». L’image est forte, qui représente un jeune qui, autour du bol familial, brûle la politesse à tout le monde pour s’emparer des reliefs du repas. Le contexte était marqué par le style « bul faalé » amenant à s’affranchir des convenances quelque peu inhibitrices ou carrément rétrogrades.
Sans prêcher l’insolence et la dissidence avec les valeurs fondatrices, le Positive Black Soul pour le hip-hop et Tyson pour la lutte ont été les symboles d’une génération de l’audace, celle-là qui est obligée de se battre pour se forger dans la douleur, entre plans d’ajustements structurels, effritement du maigre tissu industriel, malaise du monde paysan, crise de l’emploi, etc. « C’est pas normal », tube du Pbs, est emblématique de ce passage à une nouvelle ère de l’affirmation du devoir de nommer le mal social, politique et économique. Une dizaine d’années plus tôt, Youssou Ndour avait produit « Sabar », hymne à la pudeur et éloge des danses anciennes comme le « ndawrabine » et le « wëndelu ». Le Sahel sortait à peine du cycle de sécheresse, mais, en ces temps-là, les vertus de « jom », « fulë », « kersa » et « fayda » ne connaissaient pas une panne sèche ! Nous étions loin du « bombass », danse sensuelle pour laquelle le diable se frotte à l’impudeur.
Sans modération. Sans paravent, au propre comme au figuré ! Les temps changent. En effet, le paravent passe vite d’outil de préservation de la pudeur à « couvre-hypocrisie ». La parole est libérée, libérant du coup les fantasmes rentrés et le droit à la différence. Le comportement des enfants ne ressemble pas à ceux des pères et les mères ne se reconnaissent pas dans le comportement de leurs enfants. Et vogue la révolution mentale ! Mini-jupe et jupe-fente paraissent aujourd’hui ringardes face à la panoplie de la nudité qui ne tient qu’à un fil. De plus en plus, on se couvre moins d’étoffe pour porter les vanités à longueur de rues. Il n’y a qu’à voir les tenues. Et beaucoup n’ont plus l’étoffe morale de leurs pères ou de leurs mères ! Le devoir de perpétuation du legs se heurte au droit à la différence. La réplique est à la fois cinglante et cynique : « du jikko, jamono la » pour dire « temps nouveaux, nouvelles mœurs » ! Le choc des cultures révèle que la morale n’est pas une prescription comme une ordonnance fixant les médicaments et le protocole du traitement. L’affaire Mia Guissé-Jamra n’est pas qu’une histoire de dénonciation sur fond de « dépravation des mœurs ».
C’est une interrogation de l’âme profonde d’une société qui s’accommode à bien des égards des supposées provocations à des êtres allergiques à la nudité et à la vulgarité. Le motif de la plainte prête à sourire : « pornographie verbale ». À l’opposé donc de la « pornographique physique » ? Dans un pays où des jeunes filles commencent à porter leur dessous sur leur pantalon, le fait dépasse la capacité de dissuasion d’une plainte. La pilule est dure à avaler pour les âmes pudiques. La rue ressemble à un open bar où le port transparent est la substance qui donne et corse l’ivresse du mot « oser ». Les gardiens d’une certaine morale publique jettent la pierre à des « libertins » perchés sur une falaise sujette à des éboulements capables de laisser tomber. À chaque fois, des blocs leur reviennent en pleine figure, comme un effet boomerang. Leurs cibles sont adulées tout simplement parce que les postures osées sont une demande à fort ancrage social. Cela s’avoue au grand jour, maintenant que le paravent vie publique-vie privée est déchiré. La bonne conduite ne se décrète que difficilement sans l’adhésion des auteurs d’inconduite.