Lors de ses tournées en Grèce, l’empereur romain Néron organisait des spectacles de chant au cours desquels il était formellement interdit aux spectateurs de quitter l’amphithéâtre pendant sa prestation. Cet exemple, remontant à l’Antiquité, illustre déjà un brouillage de la frontière entre la sphère publique-civile et la sphère ludique-marchande. Ce glissement a particulièrement pris de l’ampleur avec les réseaux sociaux. En offrant à chacun la possibilité d’exprimer son opinion, ces réseaux rejoignent l’utopie libertaire des fondateurs du web. Cependant, cette démocratisation de la parole suffit-elle à former une opinion publique éclairée ? Il est permis d’en douter.
D’abord, contrairement à l’argumentation rationnelle chère à Jürgen Habermas, l’un des théoriciens de l’espace public, les analyses convergent pour souligner la forte présence des expressions subjectives sur les réseaux sociaux. Si cette pluralité des modes d’expression favorise la diversité des opinions dans le débat public, elle ne signifie pas pour autant que tous ceux qui s’expriment aient la même influence. Comme l’explique S. Roginsky dans un article publié dans la revue Hermès le 26 novembre 2020, « pour s’en sortir sur les réseaux sociaux, il faut être super bon, avoir de la répartie, savoir retransmettre une information, faire entendre son idée, être très vigilant quant aux arguments des uns et des autres… C’est un monde dur, voire brutal ». En effet, la liberté d’expression, conjuguée à l’anonymat, débouche souvent sur des propos très agressifs, parfois encore plus virulents lorsqu’ils sont portés par des militants extrémistes qui, par la violence verbale, cherchent à imposer leur idéologie.
Une autre limite de l’espace public numérique réside dans le fait que l’expression politique n’est pas synonyme de communication politique. L’expression est une démarche unilatérale d’un sujet qui cherche à transmettre un sens, tandis que la communication est un processus réciproque de co-construction de sens. Outre la violence verbale, les recherches empiriques montrent que, le plus souvent, au sein des réseaux sociaux, on observe une juxtaposition d’opinions individuelles atomisées et destinées à servir un dessein partisan. Or, pour Jürgen Habermas, il n’existe d’espaces publics que dans la multiplicité de leurs occurrences, ici et maintenant, où des individus, situés socio-historiquement, se réalisent en tant que citoyens par l’exercice d’une raison universellement partagée. À l’opposé de la fragmentation originelle des opinions individuelles, l’espace public est considéré comme une entité méta-discursive qui est, à la fois, le lieu et l’objet d’une éthique de la discussion. Les médias, en ce sens, constituent un facteur de rationalisation du débat public. La crise qui les frappe – crise due à des facteurs internes et externes à la profession – ne fait qu’intensifier cette fragmentation de l’opinion, renforçant ainsi une opinion publique qui se construit contre l’autre. « La rationalité discursive et l’idéal de transparence communicationnelle, supposée caractéristique de l’espace public, sont, en réalité, une modalité oppositionnelle d’un discours qui se construit en négatif de ce qu’il se tait et qui lui sert de repoussoir pour se donner à voir, à entendre ou parfois à sentir », écrit Oumar Kane, enseignant à l’Université du Québec à Montréal, dans sa contribution aux Mélanges offerts à Momar-Coumba Diop (Éditions Khartala, 2023). Ces « points de silence » sont ceux entre lesquels le discours public de l’espace public se construit. Aujourd’hui, avec l’hégémonie de l’intimité dans une sphère privée repliée sur elle-même, le risque émerge que l’espace public, en tant que lieu d’expression par soi et pour soi, composé de monologues privés, finisse par subir une évolution topologique et se replie sur lui-même. Il en résulterait ainsi une dégénérescence majeure de l’idéal du vivre-ensemble.
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