On sait que la démocratie est en crise partout dans le monde. Ce qu’on oublie souvent, c’est qu’elle souffre également de ce que le philosophe français Frédéric Worms appelle les « maladies chroniques de la démocratie ». La maladie originelle de la démocratie, c’est la « violence intérieure » ou « violation ». « La démocratie est le régime de la société divisée », explique Worms. Toutes les crises actuelles – racisme, populisme, ultralibéralisme – découleraient de cette maladie originelle.
Contrairement à l’idéal des sociétés visant la cohésion et l’unité du groupe, la démocratie assume cette division comme on gère un hôte indésirable, en luttant contre par la démocratie elle-même (contrepoison). Convoquant Claude Lefort, philosophe de « l’invention démocratique », Worms souligne que la démocratie est le régime non pas de l’unité du peuple comme donnée, mais de certains principes qui assument les divisions, la diversité et les conflits d’une société et cela à travers certains principes communs permettant de transformer cette division non pas en conflits et en dominations, mais en désaccords et en constructions communes. Sa thèse principale, c’est que la démocratie est toujours le refus de quelque chose. « Elle est toujours l’obsession d’un risque que la différence, la division ne deviennent une domination ». Ainsi, la démocratie, c’est l’institution progressive des limites dans toutes les relations humaines pour éviter qu’elles soient un moyen de domination. Tout progrès concret (vote des femmes, abolition de la peine de mort) est d’abord une dénonciation ou une critique. Trois grands dangers guettent la démocratie aujourd’hui dans le monde.
Le premier, c’est le sentiment de repli sur soi face aux dangers communs comme l’ont illustré la Covid-19 et les politiques migratoires de l’Occident. Le deuxième grand danger, ce sont les risques qui pèsent sur le discours démocratique, notamment avec internet qui peut être « le pire poison ou le pire remède » en alimentant le soupçon. Le troisième danger vient de ce qu’il appelle la « désillusion démocratique » qui découle de « la fin de l’histoire » théorisée par Francis Fukuyama après la chute du Mur de Berlin. Dès lors, pour retrouver le sens premier de la démocratie (l’aspiration à l’unité), Worms estime qu’aujourd’hui, nos aspirations démocratiques « doivent d’abord être des refus et assumer le négatif ». Pour lui, l’universel doit d’abord être conçu comme un refus et comme une exigence d’une unité minimale qui assume et permet ensuite la division. De l’avis de M. Worms, il y a deux erreurs philosophiques qui ont conduit à la situation actuelle. La première consiste à aller trop loin vers le positif, à trop vouloir chercher cette unité mystique du peuple. En effet, le populisme c’est toujours l’aspiration à l’unité et le déni du négatif, relève le philosophe.
La deuxième erreur, c’est d’être fasciné par le négatif, qui conduit au pessimisme. Or, le négatif, c’est ce à quoi l’on s’oppose. À cela s’ajoute un malentendu persistant en Afrique, consistant à croire que la démocratie est « la dictature de la majorité » ou une minorité de blocage. Ce n’est ni l’un ni l’autre, mais entre les deux. Dans une démocratie équilibrée, on a une majorité qui gouverne avec lucidité et une opposition qui s’oppose avec raison. L’individu démocratique n’est pas seulement celui qui est protégé par la démocratie, c’est celui qui peut y agir, la critiquer et y contribuer.
En dépit de ces maladies chroniques dont elles souffrent, Worms estime que les démocraties sont les régimes les plus courageux du monde, car se battant sur deux fronts – contre les obstacles ou ennemis extérieurs, mais aussi contre les injustices intérieures –, alors que les autres régimes prétendent lutter contre des dangers objectifs (la misère économique, les ennemis extérieurs), mais oublient de lutter contre les risques intérieurs. C’est pourquoi, soutient-il, « la démocratie est toujours une social-démocratie ». L’autre constat, c’est la vulnérabilité de la démocratie. En règle générale, tout ce qui est précieux est fragile : la santé, la liberté, la paix… La démocratie est donc sans prix, parce que la liberté est sans prix.
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