La plainte déposée par Mame Makhtar Guèye de l’Ong Jamra contre la chanteuse Mia Guissé, accusée d’atteinte aux bonnes mœurs pour des paroles jugées obscènes lors d’un concert à Somone, a relancé l’éternel débat sur la crise des valeurs. Une énième crise j’allais dire. En effet, si on revisite l’histoire, les hommes ont souvent parlé de crise des valeurs à chaque fois que certains se sont écartés de ce qui était considéré comme la norme. Au Ve siècle av. J.-C déjà, Protagoras prônait le relativisme des valeurs, provoquant une vigoureuse réaction de Socrate d’abord puis de Platon, en faveur à la fois de l’unité et de la stabilité des vertus, synonymes très approximatifs de « valeurs ». Au XIIIe siècle, s. Thomas (1225-1274), dans le « De veritate », trouve un fondement théologique aux valeurs en faisant d’elles des instruments essentiels de la « creatio divina » (création divine).
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le psychologisme et la phénoménologie s’emparent des valeurs et approfondissent la réflexion dans le cadre d’une philosophie critique des valeurs. Nietzsche, lui, viendra renverser la table axiologique. Un tel retournement ne se fait pas uniquement par un acte volontaire, mais il peut résulter d’une ère de transition. « Il est vraisemblable que la société sénégalaise vive une transition de cette nature et que l’expression « perte des valeurs » en soit une forme de prise de conscience un peu maladroite. Mais il faut savoir que les sociétés humaines sont ainsi faites, qu’elles ne cessent de déplorer l’abandon des valeurs traditionnelles, quand c’est elles-mêmes qui en sont les opératrices », expliquait le philosophe sénégalais Djibril Samb dans un entretien accordé au « Soleil » en 2018. À la lumière de ce rappel historique, on se rend bien compte que loin d’être l’apanage de notre époque, le discours sur la « perte » ou la « crise » des valeurs est aussi ancien que l’on remonte le temps.
Les grands textes sacrés, comme le Coran, racontent dans de nombreux chapitres l’histoire des peuples anciens qu’Allah a anéantis à cause de leur perversité. Le problème, c’est qu’il n’y a jamais eu de monographie scientifique sur la question. Les fameuses valeurs de « jom », de « ngor », de « kersa », de « sutura », de « maandu »… résument ce qui est posé par la société sénégalaise comme vrai, beau, bien, d’un point de vue personnel ou selon les critères d’une société, et qui est donné comme idéal à atteindre, comme quelque chose à défendre. Mais ces valeurs que l’on revendique souvent sont-elles spécifiquement sénégalaises ou universelles ? Quel est l’effet de la modernité sur lesdites valeurs ? En réalité, sur la table axiologique de la société sénégalaise coexistent trois types de valeurs : la tradition, l’islam et la modernité. En fonction des circonstances, le Sénégalais puise à l’une des sources. Parfois, il opère une synthèse douteuse. Un arrangement avec la morale tant vantée. Le plus souvent, ces valeurs entrent en conflit, faisant de l’homo senegalensis un être écartelé, parfois perdu.
Dès lors, faut-il, comme le suggère Nietzsche, un renversement (transvaluation) des valeurs considérées jusque-là comme la norme suprême au motif qu’elles seraient négatrices de la vie ? Un tel pari serait suicidaire, puisqu’aucune société ne se construit sans normes, même si celles-ci doivent être constamment réévaluées. Mais la défense desdites valeurs doit être une œuvre collective. Si chaque parent joue véritablement son rôle, point besoin d’une association gardienne de la vertu. Hélas, beaucoup de parents ne savent pas comment s’y prendre ou n’ont plus le temps à consacrer à leurs enfants. J’ai envie de dire, pour ne pas conclure, que les « valeurs » ne changent pas, ne sont pas en crise, ce sont les hommes qui changent ! Ce sont nos petits et grands arrangements avec les normes qu’on s’est érigées qu’il convient d’interroger. seydou.ka@lesoleil.sn