L’ethnologie – branche de l’anthropologie spécialisée dans l’étude de l’être humain en société – et le journalisme ont plusieurs similitudes. Tous deux font du travail de terrain un élément central. De ce point de vue, l’ethnologue est l’ancêtre du journaliste. Pour les deux, l’enquête de terrain couramment associée à Bronislaw Malinowski (1884-1942) s’est progressivement imposée comme la marque de fabrique ou méthodologie principale de collecte et de traitement de l’information. Comme l’ethnologue hier, le journaliste est aujourd’hui exposé à la tentation, non pas d’une « science du commandement », mais au biais culturel. L’Altérité – le risque de juger l’Autre selon ses propres standards – n’a pas disparu. J’en ai eu l’intime conviction lors d’un récent voyage en Basse-Casamance. Comment peut-on porter un regard sur l’Autre sans le juger ? Il ne s’agit point d’établir de fausses équivalences – du genre « toutes les religions se valent » ou « tous les chemins mènent à Dieu » ; une telle conviction reviendrait, au fond, à ne croire à rien – mais d’avoir du respect, sinon un regard objectif sur des pratiques cultuelles qu’on ignore. C’est le piège auquel était confronté l’ethnologue hier et auquel le journaliste n’échappe pas aujourd’hui. Dans certains villages de la Basse-Casamance, où la religion traditionnelle est encore majoritaire, les habitants parlent de Dieu, le même adoré dans les religions révélées (?) à propos de leurs cultes. Le pari est de relater sans juger. Ou, du moins, que ce jugement ne transparaisse pas dans le compte rendu…
Il faut rappeler que c’est dans le sillage de l’expansion européenne que s’est constituée l’anthropologie « savante », en particulier l’ethnologie, qui se donnait pour but, voire pour mission explicite l’étude des peuples jusque-là peu connus, désormais objet d’une attention particulière des nouveaux conquérants. On le sait aujourd’hui, « le prétendu sauvage avant d’être découvert, a été inventé ». Ce que les anthropologues appellent le « corpus textuel » qui définit aujourd’hui l’anthropologie « savante » s’est construit à partir de l’accumulation des notes descriptives, de morceaux des vies et des pratiques culturelles collectées par les ethnographes de terrain et utilisées comme sources à l’élaboration des théories anthropologiques. Mais l’anthropologue, tout comme le journaliste, ne sont pas à l’abri de voir ces sociétés avec des « lunettes culturelles ». D’après Jean-Bernard Ouédraogo, enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales en France, de ces « enquêtes » de terrain, de ces comptes rendus de la vie sociale « indigène », il n’est pas certain que le qualificatif d’enquête exprime bien les modes de collectes hasardeuses de faits, reposant toujours sur des opérations de « traduction », d’interprétation, en ce qu’elles convertissent la plus petite parcelle d’expression « barbare » en signe intelligible et utile aux conquérants. Or, la traduction qui est un transfert d’éléments de signification d’un système social vers un autre, met en exergue des contradictions sociales, affirme des identités, souligne les frontières et manifeste un état de domination. Cette adéquation entre le discours ethnographique et la vie sociale réelle des indigènes est aujourd’hui contestée, contestable. C’est pourquoi certains voudraient brûler la « bibliothèque coloniale ». « Outre, le fait que cet acte de traduction, ces ‘énoncés scientifiques’, sont des interprétations à partir du champ sémantique de l’anthropologue, de sa culture d’appartenance, il met en évidence une négation de la discursivité et de l’irréductible complexité de l’expérience vécue des indigènes en imposant une ‘grammaire universelle’ ; celui-ci est souvent le fait d’un pacifique ethnographe, sans une claire conscience de l’autorité historique dont il est dépositaire, qui se projette sur ‘l’objet’ en dissolvant malgré lui le ‘sujet’ observé », écrit-il dans l’ouvrage-hommage à Jean Copans intitulé « Les zones critiques d’une anthropologie du contemporain » (ibidem, 2021, 501 p.)
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