Wade, son monde, c’était d’abord la foule, lui le maître de la parole. Les grands orateurs dégagent une sorte de magnétisme qui domine leur environnement. Chez lui, une remarquable calvitie en décuplait l’effet. Partout où qu’il fut, le temps semblait suspendu. Et cet après-midi, il nageait dans le bonheur. Sa foule boit ses paroles. La cuvette de ce qui s’appelait le stade de l’Amitié (sino-sénégalaise s’entend), les gradins, la pelouse, le grand parking devant l’enceinte, la foule comme libérée, la passion wadienne n’épargnant aucun centimètre carré, les poitrines lâchant à l’unisson le même mot : « Sopi ! » Enfin, la victoire pour « Gorgui » après 40 ans de pouvoir des socialistes et 26 ans d’opposition pour le fondateur du Pds. Dans « Les Soleils des indépendances », Ahmadou Kourouma a écrit : « Les tam-tams redoublèrent, les femmes entonnèrent des chants de louange (…) Quand il parla, il fut acclamé à chaque phrase. On ne l’écoutait pas pour comprendre, mais pour l’aimer. C’était comme s’il transformait l’air, chauffait le sang, hypnotisait les cœurs ». On savait que ces soleils des indépendances s’étaient vite couchés face à la désillusion africaine des années 70, mais Wade, lui, était un démocrate. Il dit d’ailleurs, sous les vivats, que « le temps de l’exercice solitaire du pouvoir était terminé en Afrique » et que la solution consistait à seulement « travailler, toujours travailler, encore travailler, beaucoup travailler ». Les radios Fm avaient la cote, les partis politiques déjà nombreux mais vivants, les débats politiques vifs mais urbains ; on venait de prouver que l’alternance au sommet de l’État était possible par la voie des urnes, on était bénis des dieux. C’était le 1er avril 2000…
Douze ans plus tard, le 25 mars 2012, ce sont toujours les mêmes Sénégalais, mais la foule est moindre cette fois. Wade doit affronter, au second tour de la présidentielle, son ancien bras droit : Macky Sall. Les masses d’il y a 12 ans ont muté pour laisser place à un groupe d’électeurs grognards, ses voisins du lycée franco-arabe du Point-E où il a l’habitude de voter. Un peu plus d’un an auparavant, l’hallali avait été sonné pour son régime suite à une manifestation monstre devant l’Assemblée nationale pour dire non à un projet de modification constitutionnelle. L’unanimité s’était faite autour de l’idée que la manœuvre était destinée à mettre en selle son fils, Karim, à l’époque puissant ministre chargé des dossiers lourds du pays (les gens caricaturèrent l’étendue de ses pouvoirs en le désignant comme ministre du ciel et de la terre).
Mercedes, Bexley et…huées
Le même Karim Wade dirigeait, à l’époque, un puissant courant au sein du Pds nommé « Génération du concret ». Beaucoup coururent lui faire acte d’allégeance. Un jour, un départ de feu prit ses quartiers dans un immeuble de la rue Jules Ferry où il avait installé ses bureaux. À l’annonce du sinistre, son chef d’État de père en tête et beaucoup de pontes du régime libéral se ruèrent sur place pour vérifier si le fils prodige n’avait pas été trop importuné par la fumée. Comme à leur habitude, les Sénégalais les attendaient au tournant, d’autant plus que l’arrogance du pouvoir ne rimait plus avec les coupures de courant, l’usure du pouvoir, le sentiment qu’on voulait choisir à leur place leur futur Président. Wade ne s’attendait pas à recevoir des huées, mais ce jour-là, je pouvais distinguer les traits de son visage. Quand les cris de désapprobation fusèrent, un des responsables du protocole se retrouva les quatre fers en l’air (quand on chausse des Bexley, il faut éviter de marcher là où il y a des cailloux). Le vieux resta interloqué : qui osait le huer, lui, Wade ? Un garde du corps avait beau le forcer à se baisser légèrement pour prendre place dans la Mercedes-Benz S600 blindée, il résista. Il entendait voir le visage de ses détracteurs. Les huées redoublèrent. La belle cour présidentielle se délita dans la cour du lycée, les responsables du Pds de la commune disparurent comme un comprimé effervescent dans un verre d’eau, les beaux rangs se rompirent, mais pendant environ 10 interminables secondes, le vieux Président resta debout à les regarder, interdit. Cette fois, il ne pouvait plus parler…
Ingratitudes des foules, pensez-vous ? Dans la sagesse wolof, une vérité traverse les générations : les hommes peuvent courir après le pouvoir, s’arracher les honneurs, empiler les fortunes, mais tout finit toujours par un récit. Le dernier mot n’appartient jamais aux puissants, mais à la mémoire qu’en gardent les peuples. Wade, on ne saurait l’oublier…
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