Au Centre d’Études des Sciences et Techniques de l’Information (Cesti), l’école de journalisme de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, encadreurs et étudiants ont fait le dérangeant et terrible constat : il n’y a presque plus de reportages dans les journaux locaux. Même pour des exercices pédagogiques, les professeurs doivent recourir systématiquement à des tabloïds étrangers. Et pourtant, comme aime le rappeler l’enseignant-chercheur Mamadou Koumé : « Quand quelqu’un te dit qu’il est journaliste, demande-lui de produire un reportage ». L’universitaire Koumé a raison. Un journaliste, le vrai, c’est d’abord celui qui sait faire un reportage : ce genre noble, cette immersion dans la vie réelle, ce récit du réel, qui constitue le cœur battant du journalisme. Mais aujourd’hui, le processus semble irréversible. Les commentaires règnent en maîtres absolus. La voix du terrain se fait rare, presque absente. N’en déplaise aux passionnés du journalisme. Que s’est-il passé ? La première explication tient aux moyens. Faire un reportage demande du temps, des déplacements, parfois du matériel spécifique, et souvent une équipe. Dans un écosystème comme le nôtre, où les médias souffrent financièrement, où les ventes déclinent et où les annonceurs se font rares, le reportage devient un luxe difficilement justifiable. Il est plus simple – et moins coûteux – de produire un article depuis un bureau, à partir d’un communiqué, que d’envoyer un journaliste plusieurs jours sur le terrain.
Deuxième explication : le contexte marqué par l’évolution du métier. Le journalisme contemporain est dominé par l’instantanéité. Il faut publier vite, alimenter les réseaux sociaux en continu, commenter à chaud. Dans cette frénésie numérique, le reportage, qui demande du recul, de l’observation, une construction narrative, paraît anachronique. C’est un format « lent » dans une logique où seul le clic rapide compte. Et l’info lente, désormais, fait figure de parent pauvre.
Troisième explication : le glissement du paysage médiatique sénégalais vers un journalisme d’opinion, de plateau, de chronique permanente, souvent déconnecté du terrain. À la radio comme à la télévision, ce sont les chroniqueurs qui dominent. Visibles, instantanés, omniprésents, ils produisent du contenu continu – souvent sans terrain. Tout le contraire du reportage, qui impose au journaliste de s’effacer, de faire parler les autres, d’entrer dans les silences. Or, dans une époque dominée par l’image choc et la parole forte, ce format est relégué à l’arrière-plan. Quatrième et dernier facteur — et c’est peut-être le plus inquiétant : nombre de journalistes n’ont jamais été véritablement formés au reportage, dans sa forme exigeante, rigoureuse, construite. Un bon reportage nécessite un angle clair, un récit structuré, une observation du réel, des faits reliés à des humains rendant encore plus difficile ce genre journalistique. Le Cesti fait, aujourd’hui, des efforts en mettant chaque année sur le marché des jeunes bien formés. Mais une fois recrutés, beaucoup sont réaffectés à d’autres tâches, le reportage n’étant ni priorisé ni valorisé dans les rédactions.
Et pourtant, comme le dit à juste raison l’éditorialiste Sidy Diop, également formateur au Cesti, c’est le reportage qui donne du charme au journalisme. Parce qu’il offre à voir ce qu’on ne voit pas, donne la parole à ceux qui ne l’ont pas, documente les marges, questionne les puissants et raconte l’essentiel. Un bon reportage fait comprendre. Abandonner le reportage, insiste Sidy Diop, c’est donc abandonner le lien direct entre le journaliste et la réalité sociale. C’est transformer le journalisme en bruit de fond. Alors, retournons au terrain, à l’écoute, à l’observation. Retournons aux fondamentaux. Retrouvons ce journalisme du réel. Car sans reportage, le journalisme perd sa colonne vertébrale. Et sans colonne… tout s’effondre.
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