Chaque régime politique, à un moment ou à un autre, en a fait son cheval de bataille. Et chaque fois, l’issue a été la même : une bataille perdue. Il s’agit, bien entendu, de la lutte contre les médicaments de rue. La semaine dernière, en Conseil des ministres, le chef de l’État a longuement évoqué la question, concluant par des instructions fermes à l’endroit des ministres concernés.
Il leur a enjoint, avec urgence, de prendre toutes les mesures nécessaires, en concertation avec l’Ordre des pharmaciens du Sénégal, afin de prévenir et de combattre la vente illicite de médicaments et de « produits assimilés » sur l’ensemble du territoire national. Cette sortie présidentielle fait écho à l’installation, en juin dernier, du Comité de lutte contre ce fléau – un Comité qui existe pourtant depuis au moins 2019. Cela en dit long sur la réelle volonté de s’attaquer à ce trafic ! Mais passons. Toujours est-il que, en moins d’un mois, deux actes ont été posés pour tenter de juguler le phénomène. C’est encourageant. Mais cette fois-ci, la thérapie de choc sera-t-elle à la hauteur de ce mal qui gangrène depuis si longtemps le Sénégal ? On ne demande qu’à voir.
Les trafiquants de haut vol doivent-ils commencer à trembler ? On aimerait le croire. Mais la réalité, tout comme l’histoire récente, incitent peu à l’optimisme. Il existe en effet un paradoxe troublant dans cette croisade : voilà un trafic dont on connaît une bonne partie de la chaîne, mais que l’on refuse obstinément de briser. Certes, on ne maîtrise pas encore totalement les circuits par lesquels ces médicaments pénètrent au Sénégal, mais l’on sait pertinemment où ils échouent : Keur Serigne bi, véritable temple de la vente illégale de médicaments à Dakar. Il faut rappeler qu’il y a une quinzaine d’années, ce marché noir avait été fermé avec un tapage médiatique certain. Il est redevenu une zone de non-droit, dont le centre névralgique se situe au marché Ocass de Touba, épicentre d’un trafic effréné. Dans ce carrefour commercial bouillonnant, un secteur entier est dédié à cette activité clandestine. On l’appelle « marché fraude ». Tout un programme.
On y trouve des dizaines de cantines, arborant fièrement l’enseigne « Pharmacie », avec un caducée grossièrement imité, où sont proposés tous types de médicaments. Une concurrence déloyale face aux pharmacies officielles. Selon les chiffres du Syndicat des pharmaciens privés du Sénégal, on y dénombre 410 dépôts illégaux (Keur Serigne bi inclus), contre seulement 41 officines légales à Touba. Il n’est pas rare non plus de voir des vendeurs ambulants de faux médicaments, faute de cantine, poser leurs brouettes chargées à proximité immédiate des pharmacies réglementées. Un véritable pied de nez. Ce commerce florissant, alimenté par des circuits parallèles venus des pays voisins et par des braquages d’officines (près d’une cinquantaine recensés entre 2005 et 2023), semble prospérer sous la protection d’un système mafieux aux solides ramifications politico-maraboutiques. Avec leur business lucratif, ces « marchands de la mort » inoculent lentement, mais sûrement, un poison mortel aux populations, à doses homéopathiques. Et tout le monde ferme les yeux.
Une politique de l’autruche dont les habitants de Touba commencent à payer le prix fort. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette ville enregistre l’un des taux d’insuffisance rénale les plus élevés du pays. Le lien entre la consommation de médicaments contrefaits et cette pathologie grave est désormais établi. Le phénomène a également des répercussions économiques considérables : on estime que le marché des faux médicaments au Sénégal pèse des dizaines de milliards de FCfa. Pour l’instant, les tentatives de lutte contre les médicaments de la rue restent des vœux pieux. Au gré de l’actualité brûlante, les autorités élèvent la voix le temps que l’indignation collective se dissipe. La vérité, c’est qu’il n’y a jamais eu de réelle volonté politique pour éradiquer, ou à défaut, réduire drastiquement ce trafic. Certes, la loi Médicrime, adoptée en 2023, a renforcé les sanctions. Mais cela semble à peine effleurer ces trafiquants qui continuent de se pavaner en terrain conquis, comme si les deux mamelles qui les nourrissent n’étaient ni connues ni identifiées.
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