Le tribunal de l’émotion a rendu son verdict sans appel après que le tribunal du droit a tranché : sept ans de prison et une amende de cinq millions pour le convoyeur de migrants de Mbour. Le verdict a été aussi suivi que le naufrage et ses conséquences.
Malgré la main plus ou moins lourde de la justice – c’est selon -, le convoyeur de migrants au large de Mbour est présenté par une certaine opinion comme un bon samaritain. Il n’aidait pas les jeunes à mourir, mais il les aidait à regagner leur eldorado. Ne dit-on pas qu’en matière de foi, l’intention… fait foi ? L’intention est le soubassement de l’action bénéfique. Elle bénéficie d’une gratification même en cas de raté. Un pourvoyeur de bonheur dont la méchante grande bleue a plombé le noble dessein pour une jeunesse cloîtrée dans le désarroi. Le propos a de quoi surprendre. L’hécatombe de Mbour, qui a suscité émoi et fureur dans l’opinion, ne serait qu’un accident de travail pour des parents de naufragés. Comme le vrai pilote dans son avion ou le commandant de bord certifié sur son navire perdu des radars. Sauf qu’ici, le métier de convoyeur de migrants est clairement cité dans le registre du trafic.
Hélas, lorsque la clameur publique se lève, comme la mémoire ramassant du bois, elle ramène l’histoire qu’elle veut. Elle met ses héros du bon côté de l’histoire, devrais-je dire. Peu importe que les candidats au rêve aient fini dans la gueule d’une mer furieuse, sans sépulture. Peu importe la douleur et les larmes des mères éplorées. Un cauchemar dans la traversée vers le pays des rêves, c’est la rançon d’une gloire illusoire. C’est l’impôt à payer à une aventure inconsidérée. Un ticket vers l’inconnu qui n’est connu que dans les mirages. Peut-être aussi que les familles ont raison dans la grande raison sociale qui place la migration au summum de l’ascenseur social. En effet, les circonstances atténuantes que les familles ont trouvées pour le convoyeur révèlent une différence de perception entre le droit et la société.
Le droit punit le convoyage de migrants comme un trafic d’êtres humains. La société considère les convoyeurs comme des brise-misère. Ce n’est pas un hasard, à vrai dire, que le convoyeur de Mbour soit dépeint, selon certains témoignages largement relayés par la presse, comme le grand frère du coin, posté au bord du gouffre et tendant la main à des jeunes menacés d’un vertige fatal parce que sous l’emprise d’un quotidien difficile. L’acceptation sociale des naufrages en haute mer et la gratitude exprimée aux convoyeurs sont édifiantes sur l’engagement d’une certaine société à ouvrir vaille que vaille les chemins de la réussite matérielle à leurs enfants incapables de réaliser leurs ambitions sur leurs terres.
Plus que les bras, cette société a baissé l’âme parce qu’encore rêveuse face aux chaînes en or, aux bolides et aux palaces des émigrés faisant la promotion de leur propre réussite. Que des Sénégalais dorment dans les bouches de métro ou sous les immeubles ne les décourage guère. Une légende ! Cette attitude révèle bien l’ancrage social de l’émigration, qu’elle soit légale ou non. Elle donne du crédit à la pratique des tontines pour trouver les ressources financières nécessaires au voyage si périlleux.
Elle donne du crédit à la vente de biens immeubles pour trouver six millions à investir dans une aventure périlleuse alors que le vendeur à la sauvette a à peine, sous ses bras, des effets d’une valeur de dix mille francs. Il sera difficile de mener une lutte à cette forme d’émigration tant que la perception en légitime l’existence, soit parce que les pays dits nantis refusent le visa aux jeunes sénégalais, soit parce qu’il est impossible de se réaliser ici. Dans les deux cas, il sera difficile de gommer cette idée qui ferait de l’ailleurs le paradis de la promotion sociale. Cette illusion a la peau dure. De jeunes compatriotes assimilent les actions de sensibilisation sur le côté sombre de ce voyage périlleux à de la méchanceté ou de l’égoïsme.
À leur avis, ceux qui ont réussi n’ont pas le droit d’entraver la progression des autres vers la sortie de misère. Dans la même dynamique, les vidéos envoyés par les jeunes ayant rallié l’Espagne ou les États-Unis, au prix de mille sacrifices, ne facilitent pas le changement de comportement. Même en se frottant au désastre, une meilleure vie est possible ! Le voyage dans les cimetières béants du Sahara, de l’Atlantique, de la Méditerranée et de l’Amazonie se poursuit donc. La ronde des jours macabres continue sur le fil de l’actualité comme une saison des naufragés de la vie sans bout. Et avec beaucoup de bruits et de larmes ! Le désastre habite nos yeux et siffle dans nos oreilles : des plages couvertes de corps sans vie, une mer furieuse qui engloutit des bras valides du continent africain, un désert qui avale des jeunes dans la force de l’âge mais à bout de force puis effondrés d’épuisement.
Leurs yeux ne s’ouvriront sur l’Europe que dans le grand silence de la mort ! Un cauchemar pour les survivants de la furie des eaux et un désastre pour les parents restés sur la terre ferme. Leur mémoire est à jamais habitée par les souvenirs de tragédies à répétition. Et, à chaque fois, il se trouve des candidats pour répéter la tragédie ! Les passeurs ont de beaux jours devant eux, à Agadez, aux portes du désert, sur le territoire libyen et ses groupes armés rançonnant des familles déjà fortement éprouvées, sur la façade méditerranéenne, dans la jungle amazonienne du Darièn, etc. Un drame sans fin presque au même moment où quelques dizaines de jeunes Sénégalais foulaient le sol espagnol dans le cadre de la migration circulaire. La voie légale porte la voix de l’indifférence. Le risque est plus tentant ! Les passeurs de drames ont du succès sur les cendres des illusions sans bout.