Il y a une semaine, ayant eu besoin de fixer un bouton défait, je me suis rendu compte que je ne voyais plus le chas d’une aiguille pour y faire passer un fil à coudre. Ce trou situé dans la partie haute et non pointue d’une aiguille m’est devenu inaccessible, même avec des lunettes ! Il y a quatre décennies, je le faisais sans effort et riais des yeux fatigués de ma grand-mère. Sa prédiction en rajoutait à mon délire caustique : « Tu verras bien ! Je te souhaite de vivre assez longtemps pour comprendre les effets du temps sur certains organes essentiels ». Et le temps lui a donné raison. Comme beaucoup de jeunes, j’ai pensé un moment que le temps était suspendu et que la force de l’âge ne déclinerait pas face à la loi de la nature. La ronde des jours est le meilleur démenti à l’invulnérabilité au temps. C’est humain de penser que le temps de la vie est suspendu au temps d’une vie. Cela fait également genre de penser que l’époque que l’on vit est la meilleure de la civilisation. Notre génération a rendu vieillottes les thèses de Marx, pensant se projeter dans la « fin de l’histoire » de Fukuyama. C’est simple : les champions d’hier étaient plus beaux que les idoles d’aujourd’hui. Et même, les icônes cérébrales sont moins engageantes que les symboles tout en muscles et bling-bling.
Il y a quelques années, une connaissance s’émouvait d’une scène à l’aéroport Léopold Sédar Senghor : un écrivain très connu au Sénégal et dans le reste du monde revenait à Dakar avec un célèbre lutteur. En même temps ! La foule n’avait d’yeux que pour le mastodonte physique. Le mastodonte intellectuel passait incognito, lui, maître dans la construction d’un imaginaire africain décomplexé et porteur de progrès tout en étant ancré dans ses valeurs. Stupeur chez mon amie ! La foule n’en avait cure. C’était le temps où l’on raillait le Lmd (lutte-musique-danse) qui supplantait le Lmd authentique (licence-master-doctorat). La situation est pire maintenant. La lutte est devenue la scène des agressions en règle et l’Internet est le théâtre d’opération des caïds du clic, de l’extorsion de fonds et de liquidation de bonne réputation. Il y a même une sorte de délire lunatique que fustige le sociologue Serigne Mor Mbaye en disant qu’avec l’Internet, « tous les c… ont droit à la parole ». Pire, ils ont droit sur l’intimité des autres, surtout ceux qui prennent les outils de la technologie comme un terrain de jeu érotique.
C’est la quatrième touffe de Kocc Barma Fall qui pousse pour nous dire : « Doone sa maam moo gën di fowé turëm » (mieux vaut perpétuer l’héritage de son aïeul que d’essayer de tirer profit de son nom). Le Kocc de notre grande histoire est immortel pour avoir choisi d’entrer dans la postérité par la porte de la sagesse plutôt que d’exercer un pouvoir auquel le prédestinait son sang royal. Les trois touffes de Kocc, à travers leurs significations, sont légendaires. Le crâne de l’anti-Kocc, celui de la petite histoire, prédateur présumé du Net, restera un cauchemar pour les âmes pudiques. Les voyeurs, eux, s’en délectent parce qu’il faut dire, sans hypocrisie, que le scandale et l’impudeur font recette. Ils ont des adeptes ! Cela me rappelle la percée d’un journal quasi pornographique ayant défrayé la chronique au Sénégal, dans les années 2000. Un honorable monsieur, je vous jure, « un monsieur comme il faut », lisait ce « torchon » dans ses toilettes, loin des yeux de ses enfants. Au même moment, une autre connaissance s’interdisait de ramener certains journaux à la maison à cause des faits divers trop détaillés surtout dans les textes en relation avec un viol. Beaucoup de célébrités ont laissé des médailles d’honorabilité dans les attaques en règle sur fond d’histoires de mœurs.
La politique reste un autre canal de désacralisation de certaines idoles. Ils ont un destin à la Icare qui, dans la mythologie grecque, a voulu tant se rapprocher du soleil qu’il s’est brûlé les ailes en cire et en plumes créées par son père, l’architecte Dédale. La gloire est une aile géante susceptible de fondre sous le soleil du choc des ambitions ou des opinions clivantes. Rien à voir avec le talent. Le dernier exemple en date est Youssou Ndour, un monument de la culture pour son œuvre et le modèle d’abnégation qu’il incarne depuis cinq décennies. À écouter ses contempteurs, la politique et le fisc sont les deux sujets sur lesquels son aura normalement indestructible semble chahutée. En s’appuyant sur une supposée campagne médiatique menée par son groupe de presse, la politique réussit à lui trouver des vulnérabilités là où la musique est une armure infaillible. Il célèbre partout le Sénégal et le monde le célèbre sur toutes les scènes. Son entrée très récente dans l’académie du cinéma en est la preuve la plus fraîche et sans doute pas la dernière. Cette déflagration a comme dégât collatéral une lapidation de la légende du xalam, Boucounta Ndiaye à travers son tube immortel « Ndaga ». Suggestif dans la tradition africaine et pas vulgaire, ce morceau est un pan du patrimoine national. Seulement, la politique ne l’entend pas de cette oreille, elle qui apporte une réplique à son fils Papa Ngagne Ndiaye, journaliste trop virulent à leur goût.
Pour autant, il ne faudrait pas brûler nos idoles. Un pays qui brûle ses idoles s’expose à la calcination d’une grande partie de sa mémoire. Les flammes destructrices, représentées ici par le bashing sur les réseaux sociaux, sont l’une des pires épreuves de notre vivre-ensemble. Un Sénégalais est en train de désacraliser tout. Une posture qui a arraché à Boris cette formule pleine de sens : « Personne ne veut d’un pays où on mélange tout ». Des dignitaires religieux sont insultés sur les réseaux sociaux. Cette inculture triomphante chez les uns traque un opportunisme compromettant chez les autres. Les icônes sont certes des acteurs de notre roman national. Mais, ces références absolues doivent également veiller sur leur crédibilité comme un capital à ne pas dilapider. Il faut, au contraire, la garder jalousement. Pour cette raison, une icône doit se préserver des débats futiles ou clivants. S’il ne reste pas sur son promontoire, accompagnant son peuple par le cœur, la parole et les actes, il ne devra pas être le fossoyeur des rêves pluriels au-delà des désaccords admis en démocratie. C’est la contrepartie du manteau d’honorabilité.