La Justice a pris en main les dossiers liés à la reddition des comptes. Depuis des semaines, la chronique judiciaire entretient l’opinion de ce qui survient après chaque alternance au sommet de l’État. C’est un changement de rôles justifié par les urnes, les accusateurs d’hier étant les présumés coupables d’aujourd’hui.
En espérant que ce cycle « déconsolidant » prenne fin. C’est en tout cas l’ambition affichée par les dirigeants du Sénégal depuis un an. C’est une tendance lourde, pas près de s’estomper, espère-t-on. Une Justice idéale ne subirait pas l’impact des changements de majorité, son rythme ne serait pas ajusté à celui des urnes, son action étant alors continue et autonome, avec son propre agenda. Une Justice idéale n’aurait pas à toujours réparer après-coup, alors que très souvent, les braquages des fonds publics se font en direct. Ce « live », par l’ostentation, le m’as-tu-vu, est incarné par des personnages devenus célèbres par la force de leur nouvelle réputation, partageant des constantes : homme politique et haut fonctionnaire le plus souvent, avec, au cœur des processus, des « intermédiaires » à la manœuvre, des chefs d’entreprises, des prête-noms, toute une chaine de talents au service de l’enrichissement indu.
Mais c’est un système ancré par un système de redistribution dont la moindre défaillance fait s’écrouler l’édifice. Bien sûr, les mémoires sont peuplées de ces gérants de secco indélicats au temps de la prospérité arachidière sous Senghor, des dirigeants des sociétés publiques des années 70 peu regardants au point de susciter la création de la fameuse Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) éteinte par le président Macky Sall peu avant son départ du pouvoir ; la bamboula dans les sociétés parapubliques au nom du financement du « parti ». Les libéraux, dussent-ils en souffrir, il leur faudra s’y faire : c’est à partir de leur arrivée aux affaires que la boite de Pandore a été ouverte.
Que son ouverture même ne constitue plus un scandale ici depuis 2000. Que dire de tous ces enseignants de légende, ces fonctionnaires de la Santé, du Trésor, de l’administration centrale, des impôts et domaines, du cadastre à la retraite se contentant de leur pension ? Tous ces hauts magistrats, cadres des forces de défense et de sécurité, ces illustres anonymes agents de l’État avaient sans doute un cadre normatif et des « héritages » pouvant justifier leur « pudeur » à détourner ou à s’enrichir de manière éhontée, avec toute la violence symbolique qui accompagne l’apparat de l’argent public spolié. Tout d’abord, la honte existait encore, vous savez ce terrible sentiment d’avoir transgressé une norme sociale, morale ou personnelle. « La honte, c’est un soulèvement de l’âme contre elle-même », a dit Vladimir Jankélévitch.
4La peur de la honte prévenait ainsi de toute action pouvant déclencher la clameur publique à son endroit. Aujourd’hui, c’est mort ! Au contraire, l’argent illicite ne pose plus problème. Les nouveaux modèles de valorisation sociale sont systématiquement monétaires. Enfin, le mimétisme (si tu ne le fais, tu seras marginalisé) et les pressions des proches finissent par vous convaincre que c’est l’argent de l’État, celui du peuple dont tu fais quand même partie ! Carrément ! Le hic est que la plupart des Sénégalais vocifèrent et s’indigent après chaque nouveau montant de consignation annoncé par un incriminé pour échapper à la prison, mais un sage rapporte que « c’est juste parce qu’ils n’ont pas eu une caisse à portée de main ! Tous pareils ! ». Le fait est qu’à propos de l’argent et des moyens d’en avoir, les Sénégalais sont maintenant désinhibés.
On ne relira jamais assez le sociologue Malick Ndiaye (1953-2023) et son « L’éthique ceddo et la société d’accaparement ou les conduites culturelles des Sénégalais d’aujourd’hui » publié en 1998. Il explique en substance qu’il y a eu au Sénégal « une dynamique sociopolitique où une élite restreinte s’approprie les ressources publiques au détriment du bien commun. Cette élite (…) utilise l’appareil d’État pour s’enrichir, souvent sans justification légitime, créant ainsi des « fortunes sans cause ». Cette situation engendre une crise morale et sociale, où le travail et le mérite sont dévalorisés. La séquence judiciaire qui se déroule actuellement doit restaurer le contrat moral entre l’État et les citoyens. samboudian.kamara@lesoleil.sn