De quand date la formation d’une opinion publique au Sénégal ? Il est intéressant de saisir le contexte du début de l’opinion publique car il coïncide souvent avec les premières formes d’expression collective. Mais peut-on envisager une opinion publique dans une société non ouverte, non démocratique ? En tout cas, pour les historiens, cela permet de voir comment les citoyens ont commencé à influencer les décisions politiques, à s’émanciper des pouvoirs politiques ou religieux.
D’analyser la construction des identités collectives, de mesurer le rôle des vecteurs d’influence, d’identifier les premiers espaces de débat ; bref, cette connaissance autorise la lecture du présent à travers le passé. In fine, connaître son origine permet de voir quand et comment le peuple a commencé à peser réellement dans les affaires publiques. Qu’est-ce que l’opinion publique ? Pour Eric Neveu et Thomas Frinault qui ont proposé une réponse, La notion renvoie à « l’idée qu’existent dans le corps social des hiérarchies et des polarisations de préoccupations et de croyances et que celles-ci gagnent, en démocratie, à être connues, par prudence ou respect, et à recevoir des réponses politiques ».
Effectivement, une opinion publique devient actrice quand elle pèse. Pour revenir à l’esquisse des débuts de l’opinion publique au Sénégal, l’ouvrage de Jean Boulègue intitulé « Le Grand Jolof (XIIIe – XVIe siècle) », publié en 1987, offre une piste. Dans cet ouvrage, Jean Boulègue explore les relations du Jolof avec l’empire du Mali, sa participation aux échanges transsahariens et l’impact de l’arrivée des Portugais au XVe siècle sur la région de la Sénégambie.
Cette arrivée a marqué le début d’une nouvelle ère pour le Jolof, qui est devenu un « Soudan atlantique », intégrant un système économique influencé par les échanges atlantiques, ce qui a contribué à la dislocation de l’empire. Mais surtout, citant le grand explorateur écossais Mungo Park, Jean Boulègue estime que la bataille de Bounghoye, opposant le Damel-Teigne Amary Ndella Coumba face à l’Almamy Kader Kane vers 1796, est le premier événement pouvant illustrer la formation d’une opinion publique, car les échos de ce conflit furent repris dans tous les loumas du Centre du Sénégal.
On en parlait comme on parle aujourd’hui de la reddition des comptes ou des effets de la politique de Donald Trump. Si Oumar Seck Ndiaye, auteur de « L’opinion publique : un mensonge médiatique et politique », estime que cette masse virtuelle d’idées faisant et défaisant les débats est avant tout le processus par lequel les médias, dans leur quête d’influence, peuvent altérer et manipuler la perception collective, il n’en reste pas moins vrai, qu’il y a toujours suspendu en l’air, un « ordre du jour » justifiant des causeries et des prises de position.
Et connaître ses tendances est du pain béni pour les marketeurs et surtout, les politiques. Il ne s’agit point ici de revenir sur la « libéralisation » des sondages politiques, mais plutôt de penser l’opinion publique numérique, celle-là qui donne les bons et mauvais points sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, à travers le monde, de plus en plus de scrutins sont remis en cause par des juges au motif que leurs électeurs ont été négativement influencés par des campagnes de désinformation. Aujourd’hui, l’opinion publique ne s’écoute plus seulement dans les loumas, elle vibre sur WhatsApp, s’enflamme sur X, gronde sur Tik-Tok et s’agglutine dans les sections commentaires de Seneweb.
Les sondages figés sont dépassés. Ce n’est plus une rumeur lente, c’est un algorithme bavard. Le Sénégal, jadis rythmé par les palabres sous l’arbre à palabres ou les bruits du marché, voit naître une opinion publique numérique qui n’a plus besoin d’écho : elle est le bruit lui-même. À ce titre, elle échappe parfois aux médiations classiques pour s’incarner dans des mèmes, des lives Facebook ou des hashtags viraux. De Kocc Barma à certains Facebookeurs, l’esprit satirique et critique est resté, mais il s’est pixelisé. Reste à savoir si ce nouvel espace délibératif est un champ d’émancipation ou une foire d’illusions.
Samboudian KAMARA
samboudian.kamara@lesoleil.sn