Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! La fameuse formule de Marx et Engels a une résonnance particulière à notre époque bien qu’ayant été prononcée dans un contexte totalement différent.
Mais à la différence du XIXe siècle, aujourd’hui, le capitalisme s’est donné les moyens de s’affranchir de la classe ouvrière. Avec les derniers développements de la technologie, en particulier l’intelligence artificielle (Ia), les systèmes de production seront configurés de manière à avoir moins besoin de millions d’ouvriers payés pour entretenir la force de travail. Il y a désormais mieux : la machine.
En plus, sans syndicats, sans grèves… Devenue une réalité incontournable dans le secteur du e-commerce et du management, le boom de l’IA n’épargne pas les secteurs créatifs comme le cinéma. Certains scénaristes y voient une menace pour la créativité. Les grosses productions américaines qui ont l’art d’anticiper le futur ne s’y trompent pas d’ailleurs, en attribuant à l’IA le rôle du super-méchant. Dans « Mission : Impossible – The Final Reckoning », projeté au festival de Cannes dans la catégorie hors compétition, Ethan Hunt (Tom Cruise) passe près de trois heure à combattre « l’Entité », une IA malfaisante et hors contrôle dont le but est d’éradiquer l’humanité. Un autre film (en salles le 17 septembre), « Dalloway » du Français Yann Gozlan raconte l’histoire d’une romancière incapable d’écrire depuis six ans (Cécile de France), qui intègre une prestigieuse résidence d’artistes pour retrouver l’inspiration. Pour écrire son livre, elle est assistée d’une IA générative de plus en plus envahissante, conduisant l’héroïne à questionner ses intentions.
Dans le film, le personnage devient extrêmement accro à son IA et elle se retrouve dans une situation où, pratiquement, elle n’arrive plus à écrire sans Dalloway (le nom l’IA). « Est-ce que ça va être un outil qui va finalement un peu nous asservir et nous supplanter ? C’est une vrai angoisse », s’inquiète-t-il. Ce film interroge l’impact de la technologie sur la création. Aujourd’hui, on sait qu’il y a des scénaristes qui utilisent ChatGPT comme assistants. Tout comme des journalistes se font aider par l’IA dans la rédaction ou la correction de leurs articles. Sur les réseaux sociaux, beaucoup de posts sentent l’empreinte de l’IA. Cela saute aux yeux. Le problème n’est pas de se faire assister par la machine pour plus d’efficacité, mais de se reposer totalement sur elle au point de nous habituer à une certaine paresse qui pourrait être fatale. En effet, à force de déléguer une tâche, on perd la capacité de la faire. Si l’IA ouvre de nouveaux horizons au secteur créatif de façon générale, elle n’est pas sans risques. À commencer par la perte de la faculté d’écrire.
Mais le risque le plus sérieux est lié au chômage technologique. Selon les estimations de l’Organisation internationale du travail (Oit) 2,3% des emplois (soit 75 millions d’emplois) sont menacés d’automatisation en raison d’une forte exposition à la technologie générative de l’IA. Les employés administratifs sont les plus menacés. La vraie question, c’est que vont devenir ces millions de nouveaux chômeurs technologiques ? Ces prolétaires 2.0 devront se reconvertir ou disparaître. Même parmi les privilégiés, l’IA risque de créer une classe d’oisifs. Ceux qui n’auront rien à faire, perdant ainsi progressivement l’habitude et l’aptitude de travailler.
En définitive, l’IA présente certes de nombreux avantages, mais également de sérieux risques liés à la prise de décision automatisée. C’est dans ce contexte que Trump et les oligarques 2.0 qui l’entourent à la Maison Blanche tentent de faire passer en douce au Congrès une interdiction de toute régulation de l’IA pendant dix ans. L’objectif est limpide : rien ne doit entraver l’innovation. Même pas la protection des consommateurs. Ces inquiétudes légitimes ont poussé les procureurs de 40 États américains, démocrates comme républicains, à signer le 16 mai une lettre pour exhorter le Congrès à renoncer à cette mesure. Quant aux prolétaires des temps modernes, ils gagneraient à relire Marx avec les yeux du XXIe siècle. seydou.ka@lesoleil.sn