Le mythe sert à maintenir une image très positive, parfois même fantastique, de notre propre identité. Sa fonction est de (r)établir un symbole ou de tirer une morale d’une histoire. C’est beau, souvent utile, mais cela peut aussi devenir dangereux. La mythification abusive brouille la compréhension du présent et dessert l’Histoire. La vérité de la civilisation mondiale en fait souvent les frais, et le Sénégal est loin d’être une exception.
Des personnalités de divers ordres ou des faits épiques sont relatés avec des péripéties tout à fait hyperboliques, conjecturales pour les « intellectuels » qui se targuent de stricte rationalité. Sans compter les oppositions qu’engendre cette érection de mythes : d’un côté, ceux qui persistent dans l’idéalisation pour rassurer leur foi ; de l’autre, ceux qui s’en démarquent pour satisfaire leur statut hautain de progressistes. Les contrecoups de ces savants saupoudrages historiques ont parfois dézingué de grandes figures de notre société scientifique et culturelle, notamment lorsque venait le moment d’inscrire notre Histoire ou simplement de la questionner. Salut au regretté professeur Iba Der Thiam !
Hier, en séjour au Togo, nous nous sommes rendus à la Maison des esclaves d’Agbodrafo, à 35 km de Lomé, la capitale. Aussi appelée Wood Hômé (ou Maison Wood, en éwé), cette maison des esclaves fut construite par Mister Wood, un Écossais qui y pratiquait la traite négrière plus de deux décennies après l’abolition officielle de l’esclavage. L’architecture de la bâtisse, de style afro-brésilien, tout comme la documentation disponible à son sujet, ne laisse guère de doute sur le fait que ce lieu servait de camp de transit pour la traite négrière.
Le 4 février 2007, l’UNESCO, par la voix de son directeur général Kōichirō Matsuura, y avait effectué une visite officielle en compagnie du Président togolais, Faure Gnassingbé, pour le 200e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Une caution symbolique suffisante, pourrait-on croire.
Seulement, tout esprit critique, devant l’exercice du conservateur de cette maison historique, se retrouve confus, voire embarrassé — surtout en présence de visiteurs occidentaux. Le guide, arrière-petit-fils du propriétaire des lieux (successeur du négrier), édulcore sa présentation d’une telle avalanche d’impertinences qu’il écorche le tragique et la gravité de l’esclavage. À certains moments, il cherche à idéaliser et à disculper son aïeul ; à d’autres, il bégaie dès qu’on lui demande des éclaircissements. Sans compter la légèreté manifeste qui marque son récit. Il y a quelques années, lors d’une visite à l’ancien marché d’esclaves d’Itato, à Kédougou (Sénégal), le même problème se posait. Le guide demeurait totalement sourd à nos questions sur l’implication de ses ancêtres dans ce crime contre l’humanité.
La conservation de ces lieux emblématiques de notre histoire commune ne doit pas être confiée à des individus tendancieux. Elle devrait être assurée par des professionnels rigoureux, conscients de tous les enjeux que dicte la question mémorielle. Le danger de ce laxisme est que, plus tard, certains esprits malveillants pourraient être tentés de démystifier – voire de nier – le patrimoine.
Certes, la mythification permet parfois de susciter un intérêt mérité pour des héros qui, sans ces projecteurs éblouissants, seraient restés méconnus. Mais le jeu en vaut-il la chandelle, lorsque le récit abusif corrompt la valeur et la sacralité d’un imaginaire commun, surtout autour d’un drame d’une telle gravité ?
Certains justifient cette propension à enjoliver le passé en citant Amadou Hampâté Bâ, dans Amkoulêl, l’enfant peul, à propos de la manière africaine de raconter une histoire. Selon le grand écrivain et traditionniste malien (1900-1991), l’Africain, traditionnellement, adapte ou modifie un conte selon la réaction du public, faisant appel à son imagination et à ses talents d’orateur. Ce n’est pas, selon lui, de l’affabulation, mais un art : un spectacle vivant.
Cependant, dans ce cas précis, il ne s’agit pas de contes ni de mythologie, mais de faits historiques qui engagent la mémoire collective et les valeurs d’une humanité blessée. Les sujets sont trop graves, à notre sens, pour subir autant de dispersion, au point d’en diluer l’essence de l’Histoire partagée.
D’ailleurs, le même Amadou Hampâté Bâ rappelait que la parole, revêtue d’un cachet sacré, relie les vivants, les ancêtres et les esprits éternels. Si ce lien est mal noué, comment pourrions-nous marcher, ensemble, vers un avenir meilleur et plus digne ?
mamadou.oumar.kamara@lesoleil.sn

