Près de six Sénégalais sur dix (58 %) déclarent ne pas se sentir en sécurité dans leur propre foyer. Un chiffre révélateur d’un profond malaise au sein de la population, notamment dans les régions rurales et du centre du pays, selon les résultats d’une enquête Afrobarometer réalisée par le Consortium pour la recherche économique et sociale (Cres). N’étant pas assez outillé pour contester ces chiffres ou remettre en cause la méthodologie de l’étude, je me suis intéressé à l’institution qui l’a réalisée : Afrobarometer.
Il s’agit d’« un réseau panafricain et non partisan de recherche par sondage qui produit, depuis 1999, des données fiables sur les expériences et les perceptions des Africains relatives à la démocratie, à la gouvernance et à la qualité de vie », peut-on lire dans une de leurs publications datée de 2021. Une présentation ayant les contours de tout ce qu’il y a de plus honorable. « Nous ne sommes d’aucune obédience politique, insiste un employé sous le couvert de l’anonymat. Nous ne traitons que des données scientifiques ».
Pour preuve, me souffle-t-on, l’étude était prévue en 2024. Mais pour ne pas influer sur les résultats à travers une manipulation d’un camp ou d’un autre, elle a été faite et publiée un an plus tard. On peut ne pas douter de la bonne foi de nos interlocuteurs, mais l’une des conclusions de l’étude interpelle. Elle révèle que 83 % des Sénégalais seraient favorables au rétablissement de la peine de mort pour certains crimes graves, une proportion en forte hausse, surtout en zone rurale. Et si c’était là le véritable objectif de cette enquête : remettre sur la table une thématique aussi brûlante que celle de la peine capitale ? Serait-il une manière subtile d’entrer dans ce que certains appellent « la fenêtre d’Overton » : cet espace où les idées marginales deviennent peu à peu acceptables ? La peur dicterait le débat public sur le rétablissement de la peine de mort. Je ne peux pas être affirmatif mais interrogatif de l’histoire. La peine de mort a été abolie au Sénégal en 2004, suite à une loi adoptée le 10 décembre de cette année-là et entrée en vigueur peu après.
Depuis l’indépendance du pays en 1960, seules deux exécutions (de trop, diront certains) ont été officiellement enregistrées : celle d’Abdou N’Daffa Faye, condamné pour le meurtre de Demba Diop et exécuté le 11 avril 1967 ; et celle de Moustapha Lô, condamné pour tentative d’assassinat contre le président Léopold Sédar Senghor, exécuté le 15 juin 1967. Le retour de la peine de mort ferait partie d’un arsenal répressif destiné à répondre à un sentiment diffus de peur. Mais ce sentiment reflète-t-il toujours la réalité des faits ? D’ailleurs, existe-t-il un lien direct entre la peur et les faits ? L’histoire, à travers plusieurs épisodes marquants, semble en douter.
Au XIVe siècle, la peste noire décime l’Europe médiévale. Les Juifs sont alors accusés, sans preuve, d’avoir empoisonné les puits. Une peur irrationnelle face à un mal incompris provoque pogroms, massacres et destruction de communautés entières, sur la seule base de rumeurs. Au XXe siècle, cette même communauté est encore la cible d’une peur fantasmée : le fameux « complot juif mondial ». Ce mythe a nourri la propagande nazie et servi de carburant à la machine de mort de l’Allemagne hitlérienne. Chez nous en Afrique, les colonisateurs ont souvent justifié leur domination par la peur d’un « chaos tribal » ou d’une supposée « anarchie africaine ». Après les indépendances, cette peur change de camp : certains régimes autoritaires s’en servent pour museler les libertés, invoquant le risque d’instabilité ou de retour du colon. Les faits, la pluralité des opinions, la capacité des peuples à s’auto-organiser ont alors été balayés. Mais l’Afrique n’en a pas le monopole.
Aujourd’hui encore, dans des pays comme la France, cette peur, ou pire, ce sentiment de peur, souvent sans fondement factuel, continue de dominer le débat public. « La France a peur », déclarait en 1976 un célèbre présentateur de journal télévisé, à une époque où l’extrême droite était encore marginale dans l’opinion. Près d’un demi-siècle plus tard, la France continue à jouer à se faire peur en plaçant majoritaire les idées de l’extrême droite gorgée de peur et de rance. Au Sénégal, les digues semblent solides pour faire barrière à cette invasion de la haine basée sur un sentiment non réel. moussa.diop@lesoleil.sn