Il est beaucoup question, ces temps-ci, de la « qualité » du débat public au Sénégal. Ce n’est pas nouveau, mais le sujet s’est ravivé à la faveur des derniers développements sur la scène politique, en particulier la multiplication d’affaires judiciaires en lien avec la parole « non maîtrisée ». Un euphémisme convenu pour évoquer deux basculements.
Le premier voit l’espace public muter d’échanges civils, caractéristiques d’une démocratie mature, vers un dialogue injurieux. Le récit autour de ce déclassement est lui-même un problème politique parce que sa paternité est comme un enfant abandonné. Le pic, noté ces derniers jours dans ce sombre histogramme, s’explique par « l’affaire Badara Gadiaga », du nom d’un chroniqueur-télé, sous mandat de dépôt à la prison de Rebeuss depuis hier. Il avait tenu, il y a maintenant 11 jours, des propos peu amènes à l’endroit du Premier ministre Ousmane Sonko ; ce qui a eu le don de faire sortir ce dernier de ses gonds, déclenchant, du coup, un malaise au sommet de l’État, mais aussi au sein de son parti, devant une opinion publique interloquée.
Le chef du gouvernement a réaffirmé son leadership, mais révélé en même temps les difficultés du pouvoir. Un désenchantement sur fond de nostalgie a habité bien des esprits au constat que la République pouvait ne pas garder ses secrets d’alcôve. C’est le deuxième basculement… Ces affaires ont trouvé un terreau fertile puisque la judiciarisation des controverses, elle aussi, n’est pas nouvelle. D’ailleurs, depuis la réforme de 2016, le fameux « article 80 », qui permettait d’emprisonner des personnes pour simple opinion ou critique de l’État, sous prétexte de « trouble politique » ou « atteinte à la sûreté » – hantise des opposants depuis 1960 – a été éclaté entre l’article 225 (diffusion de fausses nouvelles) et les articles 418 à 422 (atteinte à la sécurité publique, aux institutions). Pour coller à l’ère du temps numérique et des délits y afférents, la loi sur la cybercriminalité, adoptée en 2021, a été votée par les députés pour réprimer des contenus diffusés en ligne.
La frontière reste floue entre la lutte légitime contre les discours haineux ou les fausses informations et la tentation de bâillonner la parole critique sous couvert de protection de l’État et des personnalités l’incarnant. Parallèlement, l’expression publique se nourrit toujours plus de passions que de raison et les rancœurs nées de la marche du Pastef et de son chef vers le pouvoir restent vivaces ; elles déterminent encore, du reste, la conjoncture politique. La logique de défiance et la volonté de faire mal prennent le pas sur l’argumentaire. Et la faiblesse du vocabulaire aidant, les injures partent comme une tâche automatisée. De vraies « méchancetés » -pour reprendre Ibou Fall, auteur des « Sénégalaiseries » – dites publiquement, élaborées suivant une savante alchimie convoquant parents, mœurs, faux diplômes, honorabilité, paroles d’hier et d’aujourd’hui, sarcasmes et allusions perfides, rires acides. Du pain béni pour le parquet. Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît. Au pays de fins lettrés en arabe et en français (l’université de Pire a été fondée en 1603), à l’exubérante littérature orale, dans un pays généralement réputé pour sa tempérance et sa cohésion – avec certes, quelques prurits de violence – ce glissement sémantique traduit plus qu’une crispation du climat social et politique.
C’est notre nouvelle géographie. Et c’est peut-être là, dans ce brouhaha où chacun s’exprime, mais plus personne n’écoute, que s’effiloche lentement l’idée même d’opinion publique. Cette dernière est devenue insaisissable : elle est fugace, sans cesse renouvelée, mais des constantes apparaissent. La rumeur devance le fait et la suspicion devient l’unité de mesure de toute prise de parole. Surtout la polarisation empêche ce que les anciens philosophes appelaient « la conversation » dont le préalable est l’espoir de trouver chez le contradicteur quelques connaissances, une nouvelle idée, certainement une plus-value. Au contraire, « fourass ! », comme aurait dit Sidy Lamine Niass (1950–2018), le fondateur du groupe « Wal Fadjri ». Le propre de la nostalgie est qu’elle nous fait toujours voir le passé comme meilleur. Cette dégradation du débat public est une tendance lourde, qui n’est pas près de s’estomper, car les écrans, l’école, les familles, la classe politique et les médias y concourent.
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