Le Sénégal, Terre de foi, observe un phénomène nouveau et troublant : la désacralisation numérique de ses guides spirituels. L’outil du crime ? L’Intelligence artificielle.
En quelques clics, les générateurs d’images, notamment Gemini, l’assistant IA de Google et d’autres outils de deepfake mettent en scène des hommes religieux dans des situations satiriques, ou carrément dégradantes. C’est le prix de l’accès démocratisé à une technologie jadis réservée aux studios de cinéma facilité par l’IA. L’IA donne place à une situation satirique ironique sans précédent. On rit des travers, on critique les excès. Mais la satire classique avait ses limites : l’humain pouvait s’autocensurer, l’image restait floue ou le montage grossier. Aujourd’hui, on ne se contente plus de raconter une blague ; on fabrique une réalité parallèle, ultraréaliste, et souvent choquante. Le deepfake, notamment, permet de détourner l’image d’une figure religieuse respectée ; la faisant danser dans des vidéos virales ou leur faisant faire des gestes qui dégradent l’estime spirituel spiritualités.
Le résultat ? L’illusion de fidélité visuelle (comme l’a noté un politiste sur l’impact de l’IA sur l’iconographie religieuse) devient une menace sur l’authenticité. On ne cherche plus à débattre des idées ; on cherche à miner la légitimité par l’image. L’IA fournit un bouclier d’anonymat et de déresponsabilisation : « Ce n’est pas moi, c’est l’algorithme ! » Le cœur de ce débat réside dans la confrontation brutale entre deux valeurs fondamentales : la sacralité du chef religieux et la liberté d’expression (ou de la satire). Au Sénégal, les guides spirituels, qu’ils soient Mourides, Tidianes ou autres, ne sont pas de simples pasteurs ou imams ; ils sont des héritiers spirituels, des médiateurs sociaux et politiques. Leur image est, pour des millions de fidèles, intouchable.
L’usage de l’IA pour les ridiculiser est perçu comme une offense profonde, une atteinte directe à la foi elle-même. Face à la colère et à l’appel à la sauvegarde du mythe religieux sénégalais, une partie de la jeunesse, souvent la même qui partage ces images, y voit un acte de contestation. C’est une manière de remettre en question le pouvoir tentaculaire de certaines personnalités religieuses, leur implication dans la politique, ou leur gestion des ressources. Le rire devient un exutoire numérique contre une autorité trop longtemps jugée inébranlable. La technologie, en rendant les guides « ordinaires », opère une démystification forcée que la société n’aurait jamais osé faire par les canaux traditionnels. Ce déferlement de contenus manipulés ne met pas seulement à l’épreuve la foi ; il met à l’épreuve le droit. Le Sénégal, conscient des dérives sur les réseaux sociaux, a déjà annoncé son intention de s’attaquer aux deepfakes et aux fake news ciblant notamment les guides religieux.
Mais l’évolution de l’IA est si rapide que la loi court après la technologie. Comment légiférer sans museler la liberté créative ? La réponse pourrait passer par le renforcement des dispositions sur l’usurpation d’identité et l’atteinte à la réputation qui existent dans le code pénal, en les adaptant spécifiquement à la réalité du deepfake. La Commission des Données personnelles (CDP) appelle d’ailleurs à une sensibilisation massive pour que les utilisateurs comprennent la portée légale de leurs actes. Le défi n’est pas seulement juridique, il est éthique. Les plateformes comme Turaas ont tiré la sonnette d’alarme, demandant aux Sénégalais de faire preuve de respect et de responsabilité dans l’usage de l’image des figures sacrées, comme Cheikh Ahmadou Bamba.
L’IA n’est pas un simple moyen de divertissement au Sénégal. Elle est devenue un miroir grossissant des tensions sociales existantes et un accélérateur de la laïcisation culturelle, même involontaire. En désacralisant le religieux par l’image ou par la vidéo montée de toute pièce par un prompt dévalorisant, elle force la société à redéfinir les frontières entre le spirituel et le profane, entre le respect sacré et le droit à la moquerie. Le silence n’est plus une option. Il faut parler, éduquer, et réguler avant que le rire ne cède la place au chaos.
cheikh.tidiane.ndiaye@lesoleil.sn