«Les fous errants ne sont pas des rois mages. Ce sont des personnages à la conscience fracassée par la douleur. Même leur marche est une forme de résistance. (…) On peut guérir en marchant ». Cette prose est un extrait du monologue de Khady Sylla dans son film. Pas dans « Le monologue de la muette » (2008), mais dans « Une fenêtre ouverte » (2005). Octobre est un bon moment pour reparler de cette œuvre documentaire brillante par son art, son sujet, son audace et l’esprit de sa géniale autrice. En cet octobre rose, on a célébré la Journée mondiale de la santé mentale (10 octobre). On a également commémoré le 12e anniversaire du décès de la réalisatrice et écrivaine, Khady Sylla, morte le 12 octobre 2013, à l’âge de 50 ans.
« Une fenêtre ouverte », réalisé par Khady Sylla, raconte la folie. La folie de l’autrice elle-même. Il y a dans cette réalisation une éblouissante assomption. Khady Sylla, fait rare dans notre société, assume et expose sa propre folie. Une folie qu’elle a affrontée, regardée en face, défiée et relativement vaincue. Vaincue parce qu’elle l’a comprise et acceptée. Pour ce documentaire de 52 minutes, Khady Sylla a filmé Aminta Ngom, une sujette à la folie qu’elle a rencontrée à l’asile, quelques années plus tôt. Les deux mènent un dialogue essentiellement avec le silence. Leurs regards de connivence l’une pour l’autre, sont comme des messages secrets. Un antre que nul autre « sain » ne doit profaner.
Leur face-à-face projette une opposition entre deux folies : celle d’un génie qui est passé du côté sombre (Khady), et celle du lambda, de l’invisible qui devient gaga (Aminta). Pour l’une, c’est un scandale. Pour l’autre, c’est presque banal. Mais à l’épreuve des images et de leur univers, dans leur complicité, elles se retrouvent dans un « normal ». Elles s’échangent un allocentrisme qui fait qu’elles s’aiment et s’acceptent aisément. Même leurs prises de bec sont émouvantes. Ici, la sororité est aseptisée.
La collusion apparaît comme une soupape de sécurité. La solitude et le silence deviennent vite des compagnons, des refuges, des plaies qui grandissent et tendent la peine invisible. N’est-ce pas parce que les autres, qui se considèrent sains et sans démence, ne donnent pas cette tendre attention aux dits fous, que ceux-ci demeurent autant dans le trou ? « Une fenêtre ouverte » laisse entrevoir un terrible enfermement de soi. Un recroquevillement qui suit une marginalisation conditionnée par la honte, le mépris et le sourd reniement de ces autres.
Ces autres ? Cette famille, ces voisins, ces passants, ces curieux qui indexent et définissent les fous. Ces autres qui, quelques fois, malheureusement, causent la folie. Une démence qui devient au final un lourd spectre, finissant en une turpitude devant laquelle se retrouve chaque fois cet « autre coupable ». « Une fenêtre ouverte » suggère ce pan avec une lourde tristesse. Khady Sylla ouvre une fenêtre pour s’offrir de l’air frais et recevoir le souffle du vent de la liberté, mais une exhalaison malodorante des écarts inhumains échappe de l’asile domestique pour fouetter les consciencieux. La fenêtre est une voie de sortie, un chemin de liberté. Mais pour échapper à quoi, à qui ?
Ce film est une résistance. Khady Sylla est elle-même résistance. Vouée à un avenir doré, elle a décidé de quitter la cour des génies d’Hypokhâgne pour servir la communauté. Elle quitte les études de philosophie pour enseigner l’alphabétisation à des travailleuses et travailleurs immigrés. Mais aussi, pour fréquenter des artistes et les milieux artistiques. Elle s’épanouira ensuite dans l’écriture. De livre, d’abord. Bien qu’elle n’en publiera qu’un seul, le sublime roman « Le Jeu de la mer » (1992), elle a cependant laissé beaucoup de manuscrits. Ensuite, de films. Elle en a eu cinq, tous avec ce stylo missionnaire. Elle disait qu’elle se sentait « responsable d’un certain message à porter sur les gens de sa génération ». Khady Sylla éclaire invariablement sur les fragilités puissantes et les puissances fragiles que nous ne remarquons pas toujours dans leur essence. Elle met une chair valeureuse aux squelettes surexposés de damné.e.s. Khady Sylla le fait aussi pour elle-même. Ses productions étaient sa thérapie. CRÉER OU S’ANÉANTIR, disait-elle. Elle était dans la création pour survivre aux temps et aux obscurs mensonges des Hommes. Elle le faisait avec soin et poésie, également avec cruauté. Elle le faisait en se dépouillant elle-même, tout en se gardant de réellement se dénuder. Khady Sylla mérite nos hommages.
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