Nous savons tous ce que sont les commémorations. Elles reviennent chaque année, rituelles, presque mécaniques. On sort les formules polies, on polit les statues, on s’émeut dans des discours mille fois ruminés avant de retourner à nos petites habitudes. Un hommage bien ficelé, et hop, à l’année prochaine ! Mais avec Abdoul Aziz Sy Dabakh, ce serait une injure que de s’arrêter à ces messes routinières. Car, et c’est là son grand art, le saint homme n’a jamais été de ces figures qu’on range dans une vitrine sous prétexte qu’elles sont mortes.
Son message, lui, n’a pas pris une ride. Vingt-huit ans après son départ, son ombre plane encore sur un pays qui, entre-temps, a bien perdu le nord. Voilà un guide religieux qui savait ce que parler veut dire, et qui, surtout, savait pourquoi parler. Pas pour l’effet de manche, pas pour flatter les puissants ni engourdir les foules de paroles sucrées, mais pour dire ce qu’il fallait, au moment où il le fallait. Un art rare. Car enfin, qui ose encore, aujourd’hui, parler avec la même droiture ? Qui ose dire aux autorités qu’elles sont là pour servir et non pour se servir ? Qui ose rappeler aux députés qu’une loi n’est pas une combine, mais un engagement moral ? Que gouverner sans éthique, c’est comme faire la prière en dormant : ça ne compte pas ? Dabakh, lui, ne se gênait pas. Il parlait avec la simplicité de ceux qui n’ont rien à prouver et l’autorité de ceux qui n’ont rien à craindre. Il ne faisait pas de politique, mais il rappelait aux politiciens que l’éthique doit être leur boussole.
Il ne se mêlait pas des calculs électoraux, mais il rappelait aux gouvernants qu’ils sont comptables devant Dieu et devant le peuple. Et c’est bien pour cela qu’il était respecté de tous. On en a connu, des prêcheurs et des guides qui marchent sur des œufs, qui pèsent chaque mot pour ne froisser personne, qui prennent soin de ménager les pouvoirs en place, quelle que soit leur nature. Mais lui ? Non. Dabakh ne courbait pas l’échine devant les puissants. Il leur parlait droit dans les yeux. Non pas pour les humilier ou les défier, mais pour les rappeler à leur responsabilité. Il était un guide, au sens le plus noble du terme. Non pas un homme qui impose un chemin, mais un homme qui éclaire celui des autres. Il n’ordonnait pas, il montrait. Il n’imposait pas, il conseillait. Il n’intimidait pas, il inspirait. Car la vraie force d’un guide ne se mesure pas à son influence, mais à sa capacité à éveiller les consciences. Il ne s’agit pas d’avoir des disciples soumis, mais des hommes et des femmes capables de réfléchir par eux-mêmes, de discerner le juste de l’injuste, le bien du mal.
Dabakh ne voulait pas être suivi aveuglément. Il voulait que chacun trouve sa propre lumière, dans la droiture et la foi sincère. Mais ce qui est fascinant chez lui, ce n’est pas juste sa parole, c’est son attitude. Un homme qui aurait pu tout exiger, mais qui ne voulait rien pour lui. Qui savait qu’un guide n’est pas un maître, mais un serviteur. Qui vivait la foi sans ostentation, comme on respire. Qui considérait l’humilité non pas comme un concept, mais comme un mode de vie. Et nous, qu’avons-nous retenu de cette leçon ? Parce que, soyons honnêtes, quand nous regardons ce que nous sommes devenus, il y a de quoi s’inquiéter. Les figures d’autorité ont troqué la sagesse contre l’opportunisme, les valeurs contre le calcul. On a remplacé les prêches de vérité par des prêches de convenance, les leaders charismatiques par des gestionnaires d’influence. On confond respect et crainte, service et intérêt. Dabakh tendait la main à tous. Sans distinction, sans discrimination.
Il savait que le religieux ne doit pas être un mur, mais un pont. Que la foi ne doit pas servir d’alibi à l’intolérance, mais être une source de dialogue. Il parlait à tout le monde : croyants et non-croyants, musulmans et chrétiens, riches et pauvres, dirigeants et citoyens. Et si son message passe encore aujourd’hui, c’est parce qu’il n’a jamais été enfermé dans un dogme sectaire. Il rappelait aux uns qu’ils doivent tendre la main aux autres. Il rappelait aux autres qu’ils doivent répondre à cette main tendue. Alors oui, il est bon de parler encore de lui, de faire résonner sa voix dans ce grand vacarme où plus personne ne s’écoute. Mais le vrai hommage, ce n’est pas la nostalgie. Ce serait d’appliquer enfin ce qu’il a enseigné. Car si le message de Dabakh est toujours d’actualité, ce n’est pas tant parce qu’il était en avance sur son temps. C’est parce que nous, nous avons pris du retard. sidy.diop@lesoleil.sn