Le titre pose la question avec une brutalité presque enfantine : « Le pouvoir rend-il fou ? »* Et d’emblée, on a envie de répondre que oui, bien sûr, l’Histoire en regorge d’exemples. Mais Erwan Deveze, consultant en neurosciences et en management, prend le lecteur par la main pour le conduire sur un terrain plus subtil : celui de la science du cerveau appliquée aux couloirs du pouvoir. L’ouvrage est construit comme une enquête.
Pas un réquisitoire, pas une thèse définitive, mais une traversée des mécanismes invisibles qui façonnent le comportement des dirigeants. Deveze s’appuie sur la recherche neuroscientifique, mais il sait la mettre à portée de lecteur : dopamine, circuits de la récompense, biais cognitifs, tout cela se traduit en anecdotes, en portraits, en situations concrètes. On comprend comment l’exercice du pouvoir agit comme une drogue : il stimule les zones cérébrales liées au plaisir, il entretient une dépendance, il altère parfois la perception du réel. Ce que l’auteur montre avec finesse, c’est que la folie du pouvoir n’est pas toujours spectaculaire. Elle n’a pas nécessairement le visage caricatural du tyran mégalomane. Elle peut être feutrée, presque imperceptible : une surdité progressive aux critiques, une intolérance à la contradiction, une illusion de toute-puissance. Autant de symptômes que la science éclaire et que la politique, depuis toujours, observe sans vraiment les comprendre.
De Gaulle, Mitterrand, Sarkozy, Obama : les exemples jalonnent le livre, non comme des cibles mais comme des cas d’école. Deveze a l’art de la nuance : il ne juge pas, il décrypte. Il montre que l’homme d’État, si solide soit-il, est biologiquement soumis à des mécanismes qui l’exposent aux dérives. C’est à la fois rassurant – ils restent des êtres humains – et inquiétant – le pouvoir exacerbe ces fragilités au lieu de les corriger. La grande réussite du livre est de mêler rigueur scientifique et narration vivante. On ne lit pas une leçon de neurosciences, mais un récit qui oscille entre la chronique politique et l’atelier de laboratoire. L’écriture, claire et directe, a quelque chose d’une conversation cultivée : on y apprend, mais sans ennui.
On pourrait craindre un effet de mode, tant les neurosciences se prêtent à toutes les simplifications. Mais Deveze se garde bien de l’écueil. Il cite, il nuance, il rappelle les limites de ce que l’on sait. Ce qui donne à son enquête une honnêteté précieuse. On sent la curiosité d’un pédagogue qui préfère l’éclairage au coup d’éclat. Au-delà de la question « le pouvoir rend-il fou ? », le livre interroge surtout la responsabilité collective. Car si le pouvoir abîme, c’est aussi parce que l’entourage l’entretient, que les institutions l’amplifient, que les peuples eux-mêmes acceptent parfois d’idolâtrer. Deveze suggère en filigrane que le vrai antidote n’est pas biologique mais politique : instaurer des contre-pouvoirs, cultiver la contradiction, encourager la diversité des points de vue.
On referme « Le pouvoir rend-il fou ? » avec une impression double : d’un côté, la satisfaction d’avoir compris un peu mieux les engrenages invisibles qui mènent certains dirigeants à perdre pied ; de l’autre, l’inquiétude de savoir que ces mécanismes sont, en réalité, universels. Le cerveau des puissants n’est pas différent du nôtre. Ce qui change, c’est l’intensité des sollicitations, l’ivresse des responsabilités, la tentation permanente de se croire au-dessus des autres.
Un essai salutaire, donc, parce qu’il n’assène pas une vérité définitive mais ouvre un champ de réflexion. Erwan Deveze ne nous dit pas seulement que le pouvoir peut rendre fou. Il nous explique pourquoi, comment, et surtout, ce que nous pouvons faire pour éviter que cette folie douce ne devienne la règle. C’est une leçon de lucidité, et aussi une invitation à la vigilance. * Le pouvoir rend-il fou ? Enquête au cœur du cerveau de nos dirigeants, Erwan Deveze, Larousse, 2020, 221 pages.
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